Hidden Figures : Où est le racisme d’État au cinéma?

Un fond de guerre froide et de lutte pour les droits civiques, trois femmes noires qui se battent pour obtenir une reconnaissance dans le milieu aride des bureaux de la NASA. C’est le décor du film Hidden Figures (Les Figures de l’ombre). On y raconte la conquête de l’espace dans les années 1960 mais avec un angle différent de celui auquel on est habitué. Katherine Goble (Taraji P. Henson), Mary Jackson (Janelle Monáe) et Dorothy Vaughn (Octavia Spencer) sont toutes inspirées de personnages réels, des mathématiciennes hors normes qui ont pu se tailler une place dans un milieu presque exclusivement blanc et masculin. Fait à noter, le film est sorti en décembre 2016, soit quelques semaines après une vague de manifestations anti-Trump et anti-racistes. Il est donc intéressant d’observer la représentation du gouvernement et de l’administration américaine dans ce film. Quelle responsabilité peut-on attribuer à l’État dans la perpétuation des contraintes racistes? Quel est le lien entre patriotisme et racisme?

 

Nombreux sont les films qui, malgré des allures de films historiques ou d’action, ont un sous-texte patriotique. Hidden Figures ne fait pas exception. Il est, en effet, difficile de raconter la conquête de l’espace sans évoquer la nation puisque le prestige national est au cœur du projet. La cause patriotique estompe ainsi les différences au sein de sa population, pour faire face à un ennemi commun  – la Russie communiste. Mais derrière ce film débordant de bons sentiments qui débutait avec une proposition féministe intéressante se cache un sous-texte gênant qui cherche à justifier le American Dream méritocratique et contribue à disculper le gouvernement américain de toute action raciste.

 

Le personnage de Al Harrison (Kevin Costner) est une illustration frappante de cette dialectique. Directeur du groupe de travail où se trouve Katherine, Harrison représente l’américain moyen: homme blanc dans la cinquantaine, il utilise un langage familier et demeure terre à terre dans un milieu ouvertement intellectuel. Il est, contrairement aux autres personnages, non pas un personnage réel, mais une création des scénaristes, un composite inspiré d’anciens directeurs de la NASA, en grande partie fictif et donc instrumentalisable. En outre, Harrison est aussi la figure de pouvoir du film: haut placé à la NASA, mais aussi implicitement représentant de la nation et du gouvernement américain. Le portrait de Kennedy surplombe son bureau, comme un regard approbateur lors des scènes pivots. Harrison perpétue le cliché du « white saviour » : c’est lui qui reconnaît le talent de Katherine, la juge à son mérite et non à la couleur de sa peau. Il représente la méritocratie idéale, sans préjugés. Par exemple, lors de cette scène marquante où, après la déclaration passionnée de Katherine à propos de la ségrégation spatiale des toilettes, il démolit à coups de pied de biche l’enseigne qui distingue les toilettes. Il vient de balayer d’un seul geste le racisme d’État.

 

Ainsi, le film légitime à nouveau le American Dream, qui pourtant semble s’effriter depuis quelques années. Ce qui rend ce récit problématique, c’est qu’il exclut la possibilité d’un racisme structurel. En effet, puisque Katherine semble avoir obtenu la bénédiction du pouvoir officiel par le biais de Al Harrison, le racisme ne peut être qu’individuel. Les affronts qu’elle subit quotidiennement proviennent de ses collègues, mais les figures symboliques de la patrie ou de l’État, que ce soit Harrison ou encore l’astronaute John Glenn, lui sont toujours bienveillantes. Or cette approche humaniste évacue la structure des rapports de pouvoir. La méritocratie américaine n’est pas libre de préjugés comme le film veut nous porter à le croire, mais est plutôt la source de la reproduction des inégalités.

 

Il faut tout de même reconnaître l’importance indéniable du film. Les femmes noires constituent aujourd’hui un des groupes avec le niveau d’instruction universitaire qui croit le plus rapidement aux États-Unis (National Center for Education Statistics), mais sont trop peu représentées en tant que telles dans les médias. La présence d’un féminisme intersectionnel, simplement par la représentation du double combat des héroïnes, dans un film à grande diffusion ne peut être qu’une victoire. Au final, le patriotisme fait vendre et permet d’accéder au grand public. Si le but de cette superproduction est de sensibiliser son auditoire et de changer les perceptions, alors rien ne condamne l’utilisation d’un patriotisme idéalisant. Il s’agit simplement de garder un regard critique quant au double tranchant de ces représentations.

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