Stratégies littéraires de résistance

En tant que littéraire et féministe, j’ai de la misère à me passer d’actualité trop longtemps et je me dis que c’est un peu une responsabilité militante de continuer à s’informer, à réfléchir et à critiquer certains textes problématiques qui sont publiés, même si c’est correct aussi de s’attribuer des pauses et qu’on ne peut pas répondre à tout évidemment. Chaque jour, en parcourant l’actualité, je tombe sur des articles transphobes et antiféministes. Cela finit par devenir extrêmement lourd et éreintant psychologiquement. Que faire pour rester informé-e sur ce qui se passe dans le monde tout en conservant un minimum de santé mentale? Faut-il se forcer à lire ces chroniqueur-e-s toxiques influent-e-s qui font tant jaser ou plutôt les ignorer? Comment survivre à la haine médiatisée, à la violence et à l’ignorance? Il n’y a pas de réponse parfaite, mais je pense que certaines théories et pratiques littéraires contemporaines peuvent être utiles pour survivre, se réapproprier et contre-attaquer ces trolls de la chronique d’opinion facile et haineuse. Je propose donc dans cet article trois stratégies littéraires de résistance à la portée de toustes.

 

Stratégie no 1 : écrire une réponse sérieuse au texte haineux. Cela demande beaucoup de courage puisqu’on s’expose à un solide backlash, mais l’avantage est que cette réplique, surtout si elle est publiée dans un média populaire, risque d’obtenir une certaine visibilité et s’inscrire dans la pérennité. Un statut Facebook finit inévitablement par disparaître dans le trop-plein d’informations, mais un texte sérieux et publié traditionnellement pourra se retrouver facilement sur les moteurs de recherche. Quand une personne se lève et ose répliquer de la sorte, cela permet aussi à d’autres personnes indignées de réaliser qu’iels ne sont pas seul-e-s à vivre ce dégoût du texte. Cela peut encourager d’autres personnes à écrire des répliques sérieuses, créant différents points de vue critiques et solidaires pouvant susciter une certaine sympathie du public tout en supportant la communauté visée par le texte initial. En fait, c’est une bonne occasion pour une personne alliée d’une cause de répliquer, de prendre le risque de s’exposer au backlash médiatique, de se désolidariser d’un groupe dominant et de refuser en quelque sorte ses privilèges. Quand un chroniqueur écrit un texte pour défendre la cause des pauvres hommes cishet blancs, cela peut avoir un impact non négligeable si un autre homme cishet blanc réplique sur la place publique en disant : non, je refuse d’être inclus dans ce Nous tel que vous le décrivez, je refuse ces idées et cette culture toxique. Un-e allié-e peut aussi offrir sa tribune et ses services (édition, révision, etc.) à une personne marginalisée qui souhaiterait répliquer, mais qui pour différentes raisons ne possède pas les mêmes moyens, possibilités ou capacités que l’allié-e en question.

 

Stratégie no 2 : se réapproprier les textes haineux en les recevant ironiquement. Si j’applique grossièrement certaines théories de la lecture, on peut dire qu’une fois que le texte haineux est publié, qu’il est là, son sens n’est pas figé dans l’absolu, il a besoin d’être lu et interprété pour exister. La·e lecteurice possède un certain pouvoir de décider comment iel reçoit chaque texte et ce que cela peut bien signifier pour luielle. Ça me fait du bien parfois d’imaginer que tel-le chroniqueur-e serait en fait un-e humoriste absurde qui utilise l’ironie et l’exagération extrême, qu’il faut plutôt lire son texte comme une parodie, une mauvaise blague grotesque. Ce n’est pas grand-chose, mais imaginer cinq secondes que le compte Twitter de Donald Trump serait une fiction parodique et caricaturale extrême d’un méchant de film hollywoodien peut me permettre de relaxer un peu plus et de me réapproprier en quelque sorte le texte haineux afin de garder un certain contrôle sur mes émotions et ma santé mentale. Je transforme ainsi l’intention haineuse et pseudo critique d’avocat du diable en une intention inoffensive, burlesque et ridicule. C’est un peu comme regarder des films de série B : au lieu de les trouver mauvais et de les rejeter complètement, on peut aussi choisir de les visionner ironiquement, de rire de leurs effets et discours maladroits et y trouver un certain plaisir. C’est sans doute un mécanisme de défense, mais cela a le pouvoir de dédramatiser une situation temporairement et de poursuivre sa journée en étant moins affecté-e, même si on sait que c’est une réception audacieuse. Un autre exemple est les fameuses pages de memes qui reprennent des images et discours parfois presque intégralement, mais qui dirigent notre lecture vers une appréciation de type humour noir et ironique.

 

Stratégie no 3 : transformer, trafiquer et détourner les textes haineux. C’est une méthode que j’affectionne particulièrement parce que j’aime jouer avec les mots et le langage. Il s’agit de prendre un texte haineux et de le modifier afin dans détourner son sens initial, de le rendre comique et inoffensif par exemple. On pourrait dire que c’est une version plus avancée de la stratégie no 2. De mon expérience, cela marche encore mieux quand le texte, le titre ou la citation visée est assez bien connu-e du grand public. Qu’arriverait-il si on changeait dans un texte toutes les références sexistes faites aux femmes par des références faites aux hommes? Si on parlait des personnes cis au lieu de parler des personnes trans dans tel article transphobe? Parfois, on peut jouer aussi avec la forme d’un texte problématique pour le rendre ridicule. Je pense par exemple à l’initiative de la page Dérapages poétiques (qui est devenu un livre!) qui reprend textuellement des phrases problématiques de l’actualité et les réorganise en vers pour former un poème. Le seul fait d’organiser les mots différemment, d’apporter une nouvelle grille de lecture poétique à ces discours haineux, vient ajouter une espèce d’aura supplémentaire de sens, une préciosité métaphorique au texte qui le désarme et le rend ridicule.

 

Pour survivre aux articles antiféministes et transphobes de l’actualité, il faut beaucoup de courage, d’imagination et de persévérance. Les mots sont malléables et n’attendent qu’à être transformé en armes de résistances féministes.

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