Carnets d’une féministe rabat-joie d’Erin Wunker: un livre à lire
Ce livre très intéressant d’Erin Wunker présente des réflexions tirées de sa vie quotidienne et de ses nombreuses lectures. L’auteure puise certaines de ses idées d’œuvres littéraires et d’écrivaines féministes, ayant elle-même enseigné la littérature dans plusieurs universités et détenant un diplôme en études féministes. Sa façon d’écrire est humble, car comme elle le souligne à plusieurs reprises, pour elle, il est important de prendre en compte l’approche intersectionnelle du féminisme, qui soutient que les systèmes d’oppression peuvent être multiples. Cela signifie que le sexe, le genre, l’origine ethnique, l’orientation sexuelle, la classe sociale ou les handicaps ont un impact sur les inégalités auxquelles une personne peut faire face. Selon Wunker, donc, il faut tenir compte du fait que les situations des individus peuvent varier en raison des différents types d’oppressions auxquels ils et elles peuvent être confronté-es. Par exemple, dans le chapitre 1 sur la culture du viol, l’auteure traite des préjugés auxquels les femmes noires font face lorsqu’elles s’indignent de rapports de genre injustes comme l’étiquette de femmes agressives (angry black woman) dans le but de disqualifier leurs paroles. Le féminisme doit donc chercher à offrir un appui aux divers groupes marginalisés, ce qui permet à tous et à toutes de se soutenir mutuellement face au système qui favorise davantage les hommes blancs hétérosexuels privilégiés. Cependant, il aurait été intéressant de développer davantage le sujet de l’intersectionnalité dans les chapitres 2 et 3 comme dans l’introduction, le chapitre 1 et la conclusion, car cela aurait permis d’exposer certaines réalités oppressives pouvant affecter des groupes variés de femmes à propos de l’amitié et de la maternité.
Wunker a divisé son livre en trois principaux chapitres : la culture du viol, l’amitié entre femmes et la maternité féministe. L’auteure aborde chacun de ces sujets avec courage, franchise et une bonne dose d’humour. Par exemple, dans le chapitre 1, elle nous raconte comment elle s’est décidée à rencontrer les femmes du groupe de soutien avec qui elle discutait sur le Web à cause du mouvement de dénonciation des agressions sexuelles qui s’était mis en place : « Ces femmes avaient pris le temps de mettre en place un réseau virtuel de soutien réciproque sur Internet. Et même si j’avais un peu peur de les rencontrer en personne, même si je me sentais timide et gauche et pleine de ces drôles d’hormones postpartum, j’y suis allée. » (p. 109). D’abord, dans son essai sur la culture du viol, elle définira cette expression comme la tendance de nombreuses cultures à croire comme inévitable la violence sexuelle des hommes faite aux femmes comme les commentaires désobligeants, les attouchements ainsi que les viols. Il s’agit souvent de sociétés où la violence masculine est considérée comme sexy et la sexualité comme pouvant être violente pour la femme malgré son opposition à ce type de traitement par l’homme. La culture du viol comprend aussi tout le système de croyances qui encourage les agressions sexuelles envers les femmes comme la protection de l’agresseur au lieu de la victime. Wunker souligne aussi que la victime d’un viol a plus de chances d’être prise au sérieux si un inconnu l’a agressé plutôt qu’un proche. À la différence des idées préconçues et véhiculées par la société, les agressions sexuelles sont plus fréquemment commises par des proches que par des inconnus. Il est particulièrement intéressant d’avoir mis l’accent sur ce point, qui sert à certains agresseurs à éviter tout blâme comme les connaissances, amis ou amants d’une victime. Internet permet la mise en place d’un espace de solidarité pour les femmes victimes d’agressions sexuelles, notamment au moyen de mots-clics : #BeenRapedNeverReported, #AgressionNonDénoncée ou grâce à la création de forums virtuels de soutien aux femmes victimes de violences à caractère sexuel. Ces actions sur le Web et l’affaire Ghomeshi ont permis de mettre en lumière la culture du viol et de lancer un débat sur le sujet, ce qui est important pour Wunker, car parler de ces sujets peut constituer une action politique pour essayer de changer les choses.
Dans son second chapitre sur l’amitié entre femmes, l’auteure avance quelque chose de très pertinent. Elle affirme que souvent les relations entre femmes sont présentées dans la littérature et la culture populaire (films, émissions de télévision, etc.) comme toxiques et axées sur la compétition, comme dans la série Girls. Dans le film Le stagiaire, Jules n’a pas d’amies filles et entretient des relations négatives avec les femmes qui l’entourent. Il est rare que des femmes ayant des relations amicales positives soient mises de l’avant par ces médiums. Elles sont plutôt dépeintes comme sournoises, jalouses et frivoles dans une optique qui a pour but de démontrer qu’elles font de mauvaises amies. Selon Wunker, qui s’appuie sur les travaux de Bechdel, il est même rare qu’on retrouve, dans un film ou une émission, deux personnages féminins qui portent des noms et qui ont une conversation entre elles à propos d’autre chose qu’un homme. Je suis tout à fait d’accord avec ce dernier point qui a été démontré par de nombreuses analyses dont celles d’Anita Sarkeesian. Cependant, il aurait été intéressant de donner plus d’exemples concernant la littérature. Le problème selon Wunker est que ces représentations ont un impact dans la vie réelle et constituent une forme de contrôle patriarcal qui peut contribuer à briser les liens de solidarité entre femmes. En puisant dans son propre vécu de l’intimidation, elle illustre cette réalité. À l’école, elle avait peu d’amies de sexe féminin à une certaine période, car elle était considérée comme trop portée sur les études, impopulaire et des rumeurs avaient été répandues à propos de ses mœurs sexuelles. Cette idée parait également intéressante puisqu’elle décrit ici un phénomène qui a une certaine incidence dans le monde réel.
Wunker aborde finalement le sujet de la maternité féministe. Elle souligne que même les milieux supposément progressistes (les universités ou les groupes militants) ne sont souvent pas si favorables à la maternité, car pour obtenir des postes au sein de ceux-ci et pour s’y tailler une place, beaucoup de temps est nécessaire et la pression est intense. Elle avance que le fait de prendre soin de l’enfant revient davantage à la mère qu’au père encore aujourd’hui, ce qui demande plus aux femmes qui essayent de concilier travail et famille. Il s’agit d’un sujet déjà traité par d’autres auteures, mais celui-ci est présenté sous un jour nouveau, en mettant l’accent sur l’expérience personnelle de l’auteure. Wunker soutient aussi qu’il existe peu d’études féministes sur la maternité, ce qui, selon elle, est une lacune qui pourrait s’expliquer par la non-reconnaissance du droit à une certaine fragilité dans la société. Cette dernière interprétation est pertinente et assez inédite puisque selon moi, elle mettrait en lumière une sorte de logique de la performance et de la compétitivité issue du capitalisme qui aurait pu pénétrer par endroits certaines façons de penser et d’être féministes. Wunker va aussi exposer les discours qui circulent en société à propos des conséquences de la maternité sur les couples, des propos qui sont discriminants pour les femmes et qui concernent souvent leur apparence physique. Par exemple, durant la période de l’attente du futur bébé, le père va plus souvent se faire dire des commentaires qui affirment que la relation avec sa conjointe va se détériorer lors de l’arrivée de l’enfant. La femme, elle, va plus souvent entendre des gens lui dire qu’elle sera débordée avec toutes les tâches qu’elle devra accomplir avec la venue de l’enfant, en laissant entendre que ce devoir revient davantage à la mère. Ce dernier sujet est également d’intérêt puisqu’il a été peu abordé par les études féministes et parce que l’expérience personnelle de Wunker est décrite comme pouvant être représentative de ce que peuvent vivre de nombreuses femmes.
Pour conclure, ce livre est vraiment très intéressant, car il traite de sujets qui ont été peu développés dans la littérature féministe jusqu’à présent. De plus, le récit de vie de son auteure est pertinent étant donné qu’il peut démontrer des situations auxquelles un grand nombre de femmes peuvent être confrontées. Le seul point négatif qui ressort à la lecture de cet ouvrage est qu’il aurait été parfois pertinent de développer un peu plus certaines idées avancées comme le concept d’intersectionnalité dans les chapitres 2 et 3 de la même façon que dans le reste du livre.
Vous, comment avez-vous trouvé la lecture de ce livre ? Avez-vous des suggestions de lecture en lien avec certains sujets qui ont été traités dans cet ouvrage ?
Carnets d’une féministe rabat-joie: Essais sur la vie quotidienne, ERIN WUNKER, traduit de l’anglais par Madeleine Stratford, Les Presses de l’Université de Montréal, collection « Vigilantes », 216 pages, paru en avril 2018.
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