The Killjoy Manifesto

Living a feminist life (2017) de Sara Ahmed nous présente les dix principes de la-e féministe killjoy [rabat-joie]. C’est une lecture que j’ai trouvé particulièrement stimulante et rafraîchissante sur le plan des idées féministes que l’on peut appliquer ensuite à sa vie quotidienne. Le style très poétique et imagé de l’auteure favorise l’introspection et des réflexions qui nous habitent longtemps. Cela s’inscrit dans la mouvance de livres comme The Argonauts de Maggie Nelson, King Kong Théorie de Virginie Despentes ou le plus récent Bad Feminist de Roxane Gay, des ouvrages pleins d’humilité qui brisent le mythe pernicieux de la féministe parfaite. Il s’agit de construire sa propre vie et son bonheur selon des principes féministes plus réalistes qu’utopiques et résolument intersectionnels. Sans plus tarder, voici les 10 principes de la-e féministe killjoy :

 

  1. I am not willing to make happiness my cause. | Je n’ai pas la volonté de faire du bonheur ma cause1.

 

Quand je lis ce principe, je pense immédiatement aux stratégies des partis politiques (même ceux qui sont un peu plus progressistes et féministes) qui perpétuent des processus d’exclusion en essayant justement d’être stratégiques, de faire consensus, de rejoindre le plus grand nombre possible ou de se poser en tant que modéré en opposition aux « bad feminists » et personnes queers. Par exemple, les suffragettes blanches qui ne voulaient pas inclure les femmes noires par stratégie et parce qu’elles se considéraient comme moralement supérieures. Quand un-e féministe issu-e des « minorités culturelles ou sexuelles » revendique sa place dans un mouvement féministe, iel peut être accusé-e de diviser ou de nuire au mouvement. Ne pas faire du bonheur sa cause, c’est sans doute essayer de rendre un mouvement plus inclusif et plus intersectionnel en évitant les compromis haineux.

 

  1. I am willing to cause unhappiness. | Je suis prêt-e à aller jusqu’à provoquer le malheur.

 

C’est un principe qui s’applique souvent à ma vie quotidienne de militant·e, mais je ne sais pas si « malheur » est le mot juste dans la mesure où le monde patriarcal est profondément injuste et violent et où je cherche justement à transformer ce malheur en quelque chose de positif. Mon regard féministe ne fait que révéler ou éclairer ces problèmes qui n’existeraient pas dans mon monde idéal. J’ai la volonté de briser l’illusion du bonheur individuel, capitaliste et patriarcal qui dépend du malheur des personnes marginalisées et opprimées.

 

  1. I am willing to support others who are willing to cause unhappiness. | Je soutiens les autres personnes qui sont prêt-e-s à provoquer le malheur.

 

Situation classique : un-e féministe lève la main dans un cours de littérature pour pointer les aspects misogynes d’une œuvre et la classe réagit fortement contre son intervention jugée trop politique, trop idéologique, hors propos. Les questionnements féministes en études littéraires se voient très souvent détournés et deviennent des procès contre l’importance même du féminisme. Cela me semble un bon moment pour un-e militant-e féministe de lever la main à son tour, souligner la pertinence de l’intervention féministe initiale et poursuivre sur cette lancée. Il faut se battre continuellement pour montrer que le féminisme est pertinent dans tous les domaines même s’il dérange le statu quo.

 

  1. I am not willing to laugh at jokes designed to cause offense. | Je ne ris pas des blagues offensantes.

 

Les féministes que je connais ont beaucoup d’humour. Les blagues haineuses ne sont pas drôles parce qu’elles attaquent l’humanité en nous et ridiculisent les injustices sociales. C’est un rire contre les personnes marginalisées, pas un rire avec ces personnes. Je pense que les humoristes se protègent beaucoup en revendiquant de jouer des personnages, mais c’est important aussi de pouvoir analyser et critiquer les discours tenus par ces personnages incarnés par les
auteur-e-s.

 

  1. I am not willing to get over histories that are not over. | Je ne suis pas prêt-e à passer par-dessus les histoires inachevées.

 

Pour moi, c’est la beauté du mouvement #MeToo commencé par Tarana Burke que de poursuivre les histoires inachevées des survivant-e-s d’agressions sexuelles. Quand je lis l’actualité et vois presque chaque jour de nouvelles dénonciations d’agressions sexuelles, je suis triste pour les survivant-e-s et en même temps, je suis enthousiasmé·e qu’on en parle, qu’iels puissent s’unir et tenter d’obtenir justice en passant par différents réseaux. Il n’est jamais trop tard pour dénoncer des personnes en situation de pouvoir, raconter son histoire et tenter d’obtenir justice.

 

  1. I am not willing to be included if inclusion means being included in a system that is injust, violent, and unequal. | Je ne veux pas être inclus-e si l’inclusion signifie de faire partie d’un système injuste, violent et inégal.

 

C’est un point qui m’apparaît un défi important et je me pose des questions sur les limites de ses applications. J’ai l’impression qu’il est pertinent aussi d’infiltrer des espaces traditionnellement plus « masculins » pour transformer les manières d’agir et les structures de ces espaces de l’intérieur. Refuser d’être inclus-e, est-ce que ce pourrait être aussi d’avoir un pied à l’intérieur et un pied à l’extérieur d’un espace problématique? D’un autre côté, je me demande dans quelle mesure on peut apporter des critiques radicales à l’intérieur d’un emploi ou d’une organisation quand on est en situation inférieure d’autorité, très souvent face à un homme cis blanc. La diversité des tactiques m’apparaît intéressante dans la mesure où les mouvements féministes ont sûrement besoin d’avoir des regroupements plus autonomes et radicaux et aussi des personnes qui militent comme iels peuvent dans des espaces à différents niveaux de toxicité afin de les transformer.

 

Et finalement, les quatre derniers principes de la-e féministe killjoy en rafale :

 

  1. I am willing to live a life that is deemed by others as unhappy and I am willing to reject or to widen the scripts available for what counts as a good life. | J’ai la volonté de vivre une vie réputée malheureuse par les autres et je suis prêt-e à rejeter ou à élargir les scénarios disponibles qui comptent comme une bonne vie.

 

  1. I am willing to put the hap back into happiness. | Je suis prêt-e à remettre le bon dans le bonheur.

 

  1. I am willing to snap any bonds, however precious, when those bonds are damaging to myself or to others. | Je suis prêt-e à briser des liens, même précieux, quand ces liens sont dommageables pour les autres ou moi.

 

  1. I am willing to participate in a killjoy movement. | Je suis prêt-e à participer à un mouvement de féministes rabat-joie.

 

Je vous invite à découvrir Living a feminist life et son auteure désormais incontournable pour les études féministes.

 

 

1 Les traductions imparfaites sont de moi.

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