Les tatcalls, un exemple significatif de faux pas dans les lieux publics.

Les lieux publics, particulièrement en période estivale, sont des lieux où se manifestent différentes formes de situations de conflits liées à la présentation de soi lorsqu’on présente une identité minoritaire, marginalisée ou simplement différente des normes hégémoniques. Pourtant, les lieux publics sont censés être des lieux de circulations de biens et d’échanges où l’anonymat des gens qui y circulent est garanti par des normes sociales de conduites qui sont propres à ces lieux (Claval, 2001, p.25-26; Quéré, 1992, p.83).

 

Étant une femme tatouée, mon point de vue situé m’a amené à me pencher sur l’expérience sociale des femmes hautement tatouées dans les lieux publics à Montréal dans le cadre de mon mémoire de maîtrise en sociologie et en études féministes. Grâce à la participation volontaire de huit femmes, j’ai pu y conclure que les femmes hautement tatouées, c’est-à-dire des personnes qui s’identifient comme femme et qui ont au moins quatre régions du corps couvert de tatouages (soit les bras, jambes, dos, poitrine, mains, cou, visage), vivent des situations de conflit de type non verbal, verbal et physique, en lien avec leurs tatouages. Je m’attarderai toutefois au conflit de type verbal, particulièrement sous la forme de tatcall, puisque ce faux pas dans les lieux publics est malheureusement très répandu et fait écho au fléau du catcalling.

 

 

Qu’est-ce que les tatcalls?

 

Le tatcalling, c’est-à-dire l’action du tatcall, signifie interpeller généralement une femme dans les lieux publics (rues, trottoirs, etc.) par des commentaires verbaux (parfois non verbales) visant le ou les tatouages de la femme en question (Chhun, 2011, p. 276, citée dans O’Leary, 2016). L’expression tatcall provient du catcalling, qui est, au contraire du tatcalling, des commentaires généraux. Les tatcalls prennent diverses formes, telles que se faire arrêter sur le trottoir, se faire crier des commentaires sur la rue ou par des gens dans leurs voitures, mais visent précisément les tatouages.

 

 

Le danger féminin d’être très visible dans les lieux publics

 

Les femmes hautement tatouées attirent le regard dans les lieux publics, et ce malgré elles. Or, pour les femmes de manière générale, attirer le regard et se « donner en spectacle » peuvent être dangereux. Les normes de genre influencent la tenue du corps, l’espace occupé physiquement et de manière sonore, où, dans les lieux publics, on s’attend à ce que les femmes utilisent le moins d’espace, tandis que « les hommes le maximalisent » (Guillaumin, 1992, p.132). En ce sens, « making a spectacle out of oneself seemed a specifically feminine danger. The danger was of an exposure » (Russo, 1997, p.318). Toutefois, il faut rappeler l’existence des contrediscours des minorités (Fraser, 1990, p.67), des lieux appropriés et subvertis (Bell et al., 1998, p. 360), par exemple la création de safe space (espace sécuritaire) par divers groupes féministes.

 

 

Théoriquement, comment explique-t-on le caractère conflictuel des tatcalls?

 

Du point de vue des expériences personnelles et collectives des femmes, il est flagrant que les catcalls ou les tatcalls sont des intrusions dans l’intimité et que leurs caractères conflictuels sont indéniables. Néanmoins, je tente ici d’y proposer une explication théorique basée sur des concepts de Goffman, un sociologue américain du XXe siècle.

 

Dans les lieux publics, on peut constater différents niveaux de communication. On remarque des interactions marquées par des propos échangés par deux ou plusieurs personnes, des regards échangés ou des simples balaiements visuels. Ces différentes formes de communications facilitent, entre autres, les déplacements et permettent une coprésence des personnes dans les lieux publics sans qu’une conversation ne soit engagée. On peut encore saluer des personnes et commencer une discussion sur le bord de la rue. Ce qui est essentiel, c’est la coopération lorsque des propos sont échangés. Comme pour toute forme de relation, le consentement est primordial.

 

Conséquemment, ce qu’il faut comprendre du catcall et du tatcall, c’est l’absence de coopération des femmes à participer à une interaction. En effet, interpeller ou se faire interpeller dans les lieux publics n’est pas conflictuel en soi. Dans les cas de harcèlement de rue, les femmes et leurs tatouages deviennent l’objet d’un échange normalement absent et se font interpeller. On comprend alors qu’interpeller quelqu’un dans les lieux publics, sous la forme d’un tatcall (et catcall), contrevient à l’ordre social établi et attendu dans les lieux publics tels que définis entre autres par Goffman (1963/2013) (O’Leary, 2016).

 

De plus, ces inconduites, c’est-à-dire insister et ne pas reconnaître le refus de coopération des femmes semblent être des actes acceptables chez les hommes (Tuerkheimer, cité dans O’Leary, 2016, p. 24-25). « Il semble évident que les hommes utilisent ces violations afin d’affirmer leur droit de commenter le corps des femmes et leurs apparences, définissant ainsi les femmes comme des objets et les hommes comme des sujets qui détiennent le pouvoir sur les femmes » (Traduction par l’autrice, Tuerkheimer, cité dans O’Leary, 2016, p. 24-25). Le système de rapport de domination et de pouvoir entre les hommes et les femmes autorise la classe sociale des hommes à contrevenir aux règles de conduite dans les lieux publics. Cette logique de domination met un frein à l’émancipation des femmes ainsi qu’à la réappropriation de leurs corps par le tatouage, par l’objectivation des femmes et de leurs corps tatoués. On rappelle que « (…) si les femmes sont des objets dans la pensée et l’idéologie, c’est que d’abord elles le sont dans les rapports sociaux, dans une réalité quotidienne dont l’intervention sur le corps est l’un des éléments clefs » (Guillaumin, 1992 p.119-120).

 

Finalement, il est important de prendre considération d’autres aspects qui peuvent influencer les types de situations de conflits, c’est-à-dire les autres systèmes d’oppression tels que le racisme, l’hétéronormativité, l’âgisme ou le capacitisme qui peuvent certainement teinter les situations de conflits. Néanmoins, en comparaison avec d’autres villes dans le monde, les femmes hautement tatouées avec lesquelles j’ai eu l’opportunité de travailler soutenaient que malgré les épreuves qu’elles puissent vivre, Montréal est une ville où elles ressentent un sentiment général positif et sécuritaire qui témoigne d’un changement social.

 

 

 

 

Claval, P. (2001). Clisthène, Habermas, Rawls et la privatisation de la ville. [Chapitre     de livre]. Dans Ghorra-Gobin, C. (dir.) (2001). Réinventer le sens de la      ville : Les espaces publics à l’heure globale. Paris/Montréal : L’Harmattan.

 

Fraser, N. (1990). Rethinking the Public Sphere : A Contribution to a Critique of             Actually Existing Democratie. Social Text, (25/26), 65-80.

 

Goffman, E. (2013) (c1963). Comment se conduire dans les lieux publics : Notes sur      l’organisation sociale des rassemblements. Paris : Economica.

 

Montreal Sisterhood. (2016). Smash it up !, (3).

 

Pitts, V. (2003). In the flesh : The Cultural Politics of Body Modification. New York :     Palgrave Macmillan.

 

O’Leary, C. (2016). Catcalling as ’’Double Edges Sword »’ : Midwestern Women,          Their Experiences, And the Implications of Men’s Catcalling Behavior,            (mémoire de   maîtrise). Illinois State University. Récupéré de ProQuest LLC. (NR10133142)

 

Quéré, L. (1992). L’espace public : de la théorie politique à la métathéorie           sociologique. Dans Les espaces publics. Quaderni, 18 (1), 75-92.

 

Russo, M. (1997). Female Grotesque and the Carnaval Theory. Dans Writing on the        body female embodiment and feminist theory. New York : Columbia      University Press, 318- 336.

2 Comments

  • telle
    24 juillet 2018

    C’est une réalité dont je ne m’étais même pas encore rendue compte! L’étendue de la problématique du harcèlement de rue me laisse de plus en plus frustrée… Heureusement que nous avons cette plateforme (et bien d’autres!) pour en parler! Merci pour cet article complet et documenté, je me couche plus éduquée ce soir.

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