Feue, d’Ariane Lessard : exutoire des femmes-exutoires

[…]  dans l’village, ‘es hommes détestent ‘es femmes. J’ai pas d’misère à l’croire.

 

Cette citation englobe deux centaines de pages douloureuses et morbidement fascinantes de la plume d’Ariane Lessard, parues en septembre 2018 aux Éditions La Mèche.

 

Dans un village-relais isolé, sans nom, les serveuses du diner où les camionneurs s’arrêtent se prostituent, parce que « leurs corps sont la chose qui se vend le mieux après l’essence ».

 

Ce village, nous le comprenons vite, est une crasse. Géographique, économique. Tout le monde est en quête d’exutoires. Les hommes ont deux options : l’alcool et les femmes. Les femmes sont les exutoires des hommes. Elles leur appartiennent. Infâme idéologie qui devient naturelle dans l’esprit de beaucoup. On boit, on baise, mais aussi : on bat, on pousse aux avortements successifs, on profane. Les femmes sont des choses.

 

Les personnages qui répondent à cette violence sans nom sont nombreux, mais c’est une trinité de femmes liées par le sang et le feu – la feue, dirons-nous même – qui relie les mailles du filet complexe, dans ce roman choral où les voix et les temporalités se multiplient autour de lourds secrets.

 

Vanessa, Laura et Virginia sont, dans cette fable, la même personne, la même figure trichotomique des femmes qui hante l’imaginaire du Québec – et d’ailleurs – depuis trop longtemps. Dans un écho flagrant aux Fées ont soif de Denise Boucher, nous retrouvons la Mère, la Pute et la Vierge. Toutes en souffrance, d’une façon ou d’une autre.

 

La Mère, Vanessa, est une belle bourgeoise éduquée et libre, mariée par défaut à un villageois sans envergure après être tombée enceinte hors mariage. Cet homme boit et la bat, ce qui la conduit ultimement à la folie, puis au suicide. Elle est la pendue d’abord enterrée sous un chêne, près de sa demeure, puis, trop belle pour reposer en paix et trop folle pour mériter le respect, profanée par des hommes du village et conservée comme un trophée dans une cabane d’empailleur, exposée en sirène morbide dans un aquarium. Il y a ensuite ses filles, les demi-sœurs Laura et Virginia. Laura est l’aînée, et la Pute. Elle est aussi belle que sa mère, attise le désir de son beau-père et se prostitue au diner. Elle est amoureuse et méprisée par celui qu’elle aime. Enfin, il y a Virginia, l’adolescente Vierge d’à peine treize ans, dont les jambes nues excitent les hommes, et qu’une vie ponctuée par la violence et la disparition prématurée de sa Mère pousse vers une pulsion de mort incessante. La Pute et la Vierge vivent recluses dans la vieille demeure familiale dont le salon a complètement brûlé, des années plus tôt, et n’a jamais été rénové. Aux yeux des Autres, elles sont les folles, filles de la folle. Des « démones », pensent même certains.

 

Dans ce monde où tout le monde cherche un exutoire, quelles sont donc leurs options, à elles? Celle de Laura serait une nouvelle vie, ailleurs, une vie qui ne s’obtiendrait que par l’argent, et l’argent par la prostitution. L’exutoire de Vanessa, et bientôt de Virginia, qui s’enflammera elle-même sous le chêne en se réappropriant l’image de la sorcière au bûcher, c’est la mort. Prostitution ou mort. Seuls choix.

 

Le désespoir de cette réalité trouve deux remèdes. Le feu – la feue – et la sororité.

 

Feue, c’est feu au féminin : feue Vanessa, la morte qui relie toutes ces vies, ces voix. Feue c’est aussi le feu initié par les femmes. Le feu de la maison, autrefois, a empêché Vanessa d’être battue une fois de plus. Et vivre dans ce brûlé, c’était vivre avec la preuve que la crasse pouvait être nettoyée. Le noir de la suie, sale pour les autres, était ce qu’il y avait de plus propre et de plus beau pour la trinité Vanessa-Laura-Virginia. Feue, c’est aussi Laura qui, quand Virginia disparaît – sans doute parce qu’elle a vu sa mère empoissonnée dans la cabane –, allume le feu dans la grange, pour l’appeler, lui faire un signe. Feue, c’est enfin Virginia qui rejoint Vanessa, qui choisit l’exutoire de la mort, et du nettoyage par le feu. Feue, c’est la catharsis. Feue, ça évapore l’eau sale, celle où se font les avortements forcés, celle où baigne le corps profané de Vanessa. Et Feue c’est l’union incendiaire, symbolique, de plusieurs femmes-flammes, de Laura et de ses amies du diner, qui trouveront la force dans la sororité – et dans une maternité qui, pour la première fois depuis longtemps, promet d’être bien entourée. Feue, c’est la reprise de contrôle par les moyens « extrêmes » – parce qu’il n’existe pas d’autre choix. Feue, c’est tout cela.

 

Feue, c’est aussi une réponse évidente aux Fous de Bassan, pour qui connaît le chef d’œuvre d’Anne Hébert. Virginia et Laura évoquent nettement Olivia et Nora, les jumelles trop belles dans un village trop religieux. Si la religion n’a plus dans Feue la place centrale qu’elle a dans Les Fous de Bassan, on sent encore la présence latente de sa vision des relations entre hommes et femmes. La folie, la violence, sexuelle ou non, les secrets, la crasse, le village perdu sont autant d’autres thèmes, sentiments, enjeux qui se font écho d’un roman à l’autre.

 

Mais là où Les Fous de Bassan est une frustration, une colère, une injustice, la mort des jumelles et leur perte dans l’océan, Feue se rebelle. Feue réfute le crime impuni. Feue met le feu au violeur et meurtrier – et aux hommes comme lui. Feue réussit à se faire manifeste. « Extrémisme? Quel autre choix avons-nous? Seules? Non, nous sommes ensemble. »

 

Il faut noter que le roman, s’il est très accessible aux lecteurices possédant un certain bagage en littérature, peut paraître plus hermétique à d’autres, du moins au premier abord. C’est peut-être là l’un des seuls reproches que l’on peut adresser au récit. Ce qui est pour certain.e.s stimulant et évocateur de ce filet crasseux qui sous-tend l’histoire peut devenir un vecteur de « décrochage » pour d’autres. De même, notons une démultiplication des styles, des temporalités et des niveaux de langage qui peut par moment donner l’impression d’un exercice de style, au détriment du propos. Le rapport intrinsèque aux Fous de Bassan peut aussi faire en sorte qu’une partie de la richesse du récit échappe aux lecteurices n’ayant pas parcouru le livre d’Anne Hébert – même si Feue peut tout à fait être compris et apprécié pour lui-même. Observons que le livre se lit extrêmement vite et semble en ce sens presque conçu pour être découvert en deux lectures a minima : les éléments entièrement cryptiques qui se retrouvent en début de roman trouvent une toute nouvelle richesse à la lumière des révélations finales, par exemple.

 

Il peut également s’avérer pertinent d’aborder Feue comme une série de tableaux impressionnistes, ou surréalistes. Si faire sens peut être une expérience jouissive, il est tout à fait possible, peut-être même nécessaire, finalement, de s’attendre avant tout à une émotion, à une sensation. À un malaise, suivi d’un feu libérateur.

 

Que dire de plus? J’ai été une avaleuse de Feue, à n’en pas douter.

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