Aimer, c’est ce qu’il y a de plus beau ? La Brebis de Panurge

Ce texte est le premier d’une série de trois contributions de l’autrice.

« Les aromantiques n’aiment pas. » Et moi ? J’aime :

  • déplacer le sel dans le placard et découvrir un paquet de guimauves oublié ;
  • écouter tranquillement « Sur les épaules de Darwin » , et goûter avec les oreilles les sorbets multifruits vénitiens et les boissons au chocolat indiennes ;
  • écouter le ronronnement intermittent du programme « Laine » du lave-linge et ne rien faire d’autre, comme un dimanche après-midi ;
  • rentrer sous l’averse en chantant, puisqu’il pleut déjà ;
  • prendre un bain et ne plus être là pour personne ;
  • choisir le bon itinéraire de substitution (c’est comme déjouer un ennemi) ;
  • arriver à finir ma lecture avant la fin du voyage ;
  • regarder les doigts maigres des arbres tâter le bleu du ciel ;
  • passer quelques jours chez une amie et c’est comme des vacances et un peu comme l’été ;
  • oublier l’heure au soleil et ne pas avoir à s’arrêter ni à repartir ;
  • les articles de papeterie ;
  • boire du thé toute la journée ;
  • la flaque de soleil dans le salon ;
  • se souvenir des dalles fraîches du couloir de Montpellier 
  • Le gong fu sha improvisé à Angoulême;
  • cuisiner pour les autres ;
  • les bols en raku ;
  • ma chemise en laine ;
  • sourire sans mentir ;
  • la pesanteur du corps à l’eucalyptus dans la vapeur du hammam ;
  • lire des grammaires de langues inconnues ;
  • fabriquer des autocollants d’insultes en latin ;
  • le bruit de la mer et sa couleur l’hiver, l’été ;
  • et ces choses assez communes, mais peut-être pas si  évidentes : mes ami·e·s, ma famille,  mon chez-moi, ma vie à peu près, ma vie à peu de frais.

Mais je n’aime pas : un homme. Ou : une femme. Ou : une personne. Une moitié. Le bon ou la bonne. La personne spéciale. La personne spéciale. Ou les, si polyamour.

Il y a un mot pour ça : aromantique. Qui ne désire pas de relation amoureuse. Il n’y a pas de mot pour les gens qui n’aiment pas découvrir un paquet de guimauves ou les flaques de soleil ou les articles de papeterie. Pour celles et ceux qui ne désirent pas lire des livres de grammaire ou prendre des bains ou les bols en raku. Et peu de gens se définissent s’identifient se présentent comme chemisenlaineophiles ou philanbruitdelamers.

Aparté : un beau mot, « gens ». Un baume-mot. Une survivance de la fluidité des genres, si jolie, celle des grandes amours muettes. Un mot féminin ou masculin selon la place de l’adjectif qui le qualifie. Un mot qui change de genre selon l’endroit où il est. Et ces belles gens, ni chemisenlainephiles ni philanbruitdelamers, ne se définissent s’identifient se présentent généralement pas non plus comme romantiques (dans l’acception : non-aromantique). Ça n’en a pas besoin. C’est là. C’est comme ça. Et il faut des années, parfois toute la vie, et parfois même toute la vie ne suffit pas, pour savoir connaître découvrir que non. Parfois ça n’est pas là. Et là aussi, c’est comme ça. Et ça n’est pas un manque. C’est le contraire d’un manque. C’est le désir qui est manque. Et on peut vivre.

Brassens en parle, tu sais. Ça a toujours existé. Il n’y avait pas de mot, ou le mot n’était pas su. Peut-être qu’on n’osait pas imaginer qu’on pouvait vivre sans ce manque qu’on voit dans toutes les histoires. Peut-être qu’on osait l’imaginer et même le vivre, mais en secret. Brassens en parle dans « Le Mouton de Panurge » et toutes ses Vénus : celles des galants discours qui font l’amour par amour, celles des ponts des soupirs qui font l’amour par plaisir, celles des devis qui font l’amour par profit, et le Mouton de Panurge :

« Mais alors, pourquoi cède-t-elle
Sans cœur, sans lucre, sans plaisir
Si l’amour vaut pas la chandelle
Pourquoi le joue-t-elle à loisir
Si quiconque peut, sans ambages
L’aider à dégrafer sa robe
C’est parce qu’elle veut être à la page
Que c’est la mode et qu’elle est snob »

Et si je fus cette Brebis de Panurge, Brassens, dis-moi, quelle est cette mode ? Y a-t-il jamais eu d’autre mode que de trouver un homme, au moins pour les femmes civiles, et jamais d’autre page que le mariage ? Et si des filles sans cœur, sans lucre, sans plaisir jouent l’amour, doux sire, c’est peut-être juste pour ne pas être spéciale, peut-être juste par pression sociale. Et ces filles, comme ces garçons et tou·te·s celleux qui vivent, peuvent bien avoir du cœur, du lucre et du plaisir, et nul désir de relations.

C’est entraînant, Brassens. Ça fait tout de suite tout rimer. Tout rimailler. J’aime sa voix lente et grave qui roule sur les chemins.

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