Oppression diagnostique
L’autre jour, je discutais informellement avec l’une des utilisatrices de la Clinique SPOT. Nous discutions de tout et de rien; les sujets les plus banals côtoyant des bribes de vie plus croustillantes. Nous nous entretenions notamment au sujet de ses implications communautaires et de sa relation avec les soins de santé. Puis, sans que je m’y attende, elle me fait cette déclaration qui m’a fait l’effet d’une bombe : la femme devant moi m’annonce qu’en raison de son trouble de la personnalité limite, elle a beaucoup de difficultés à établir un lien de confiance avec ses médecins, ces derniers étant aveuglés par son diagnostic. Cette déclaration allait soulever chez moi plusieurs questionnements sur mon rôle et mon intervention dans une perspective intersectionnelle au chapitre de la santé mentale.
Selon l’Institut Douglas, le trouble de la personnalité limite (TPL) se caractérise par une instabilité émotionnelle ainsi qu’une difficulté à maîtriser ses impulsions et à maintenir des relations sociales. Un à trois pourcents de la population vivrait avec ce trouble et, chez les femmes, la possibilité d’obtenir le diagnostic serait trois fois plus élevée. Dans le très vaste monde de l’intervention (c’est-à-dire du milieu communautaire au cabinet de médecin, en passant par la protection de la jeunesse, la pharmacie et alouette), les personnes qui portent le diagnostic de TPL, des femmes la plupart du temps, sont perçues comme accaparantes, à la recherche d’attention, à l’origine de clivages entre les intervenantes et j’en passe. On les voit comme les bêtes noires de l’intervention, comme celles qui « demandent du jus ».
Je dois avouer que l’idée de diagnostic en santé mentale, surtout quand on parle de troubles de la personnalité, me fait grincer des dents. En plus d’apposer un stamp avec une symbolique insupportable à traîner avec soi (narcissique, histrionique, dépendante, etc.), l’exercice du diagnostic repose sur la normativité. Qu’est-ce qu’un TPL si on ne fait pas une norme sociale de la capacité à être en mesure constante de gérer ses émotions et ses impulsions? Les diagnostics de trouble de la personnalité incarnent tout un système d’oppression qui rappelle que le patriarcat scinde la société en deux : d’un côté ceux qui « sont nés » pour performer et de l’autre ceux qui sont « défaillants », et subissent la performance des autres. Pour nourrir cette idée, une collègue me faisait récemment remarquer comment les critères du diagnostic pour le trouble de la personnalité dépendante correspondent à ce que l’on attendait d’une femme dans la première moitié du dernier siècle : absence d’autonomie, incapacité à prendre des décisions seules, soumission, effacement et j’en passe. Diagnostiquait-on un trouble à chaque femme qui correspondait à ces critères? Vous connaissez la réponse autant que moi. Plutôt que de diagnostiquer un trouble, on louangeait ces comportements : pour les femmes performer signifiait agir de la sorte. Aujourd’hui on attend d’elles une autre performance et on qualifie de trouble ce qui jadis composait la norme.
Je fais, moi aussi, partie prenante du système d’oppression de la santé mentale. Après l’annonce du diagnostic par la femme, chaque morceau de son expérience qu’elle me partageait me semblait teinté du TPL. Je devais constamment me répéter de l’écouter comme si elle ne m’avait jamais annoncé son diagnostic. Je crois que j’ai réussi. Je lui ai offert la même écoute que j’offre aux autres, l’écoute qu’elle mérite. Je dois avouer que le contexte a aidé. Je me trouve chanceuse de réaliser ma maîtrise dans un milieu comme SPOT qui porte des valeurs d’inclusion et d’équité et qui inscrit dans sa philosophie une volonté d’établir des rapports horizontaux avec ses utilisatrices et ses utilisateurs.
Je me suis demandée en rentrant chez moi si j’avais eu la même latitude pour intervenir dans un autre organisme, c’est-à-dire si ailleurs j’avais senti que je pouvais accorder à la femme l’écoute à laquelle elle a droit. Et puis je me suis rappelée a quel point il peut être difficile d’intégrer un nouveau milieu de travail, en particulier quand on est jeune et que l’on doit faire ses preuves pour être acceptée. Il en va de soi que les pressions qui viennent avec une nouvelle embauche et les préjugés à propos du TPL font mauvais ménage. Aurais-je offert la même écoute à la dame si j’avais senti qu’une équipe complète d’intervenantes analysait mes interventions et jugeait l’attention que j’offrais à la femme jugée accaparante en raison de « l’étiquette TPL » ? Je ne sais pas. Chose certaine, je me serais sentie coincée entre mes valeurs et l’acceptation de mes collègues.
J’en viens donc à me positionner quant à la place qu’occupe la santé mentale dans une analyse intersectionnelle. Le phénomène « santé mentale » donne du pouvoir à certains et en retire à d’autres. Je crois que la santé mentale entre en interaction avec d’autres systèmes pour générer des oppressions. Les institutions, dans leur organisation et leur fonctionnement, ainsi que les représentations sociales au sujet de la santé mentale participent à l’exclusion des personnes qui souffrent de problèmes de cet ordre. Notre devoir en tant que jeunes féministes consiste à donner la parole aux femmes aux prises avec des problèmes de santé mentale, afin qu’elles nous enseignent ce qu’implique leur état. Nous devons effectuer un pas de recul en regard des normes sociales imbriquées dans les critères diagnostics et nous concentrer sur l’expérience des femmes qui doivent dealer au quotidien avec un état mental qui ne fait pas leur affaire (et non qui ne fait pas l’affaire de l’entourage ou du corps médical). Et vous, comment croyez-vous que nous puissions intégrer la question de la santé mentale dans notre analyse et notre pratique féministe ?
Amelie
L’oppression prend de nombreuses formes. Un conjoint violent n’endure pas des comportements autonomes et brise la confiance en soi de la victime. Les psychologues ne s’intéressent pas pour la plupart à l’histoire de vie des femmes et aux violences et oppressions qu’elles subissent, qui expliquent souvent leurs difficultés.
J’ai travaillé pour un professeur hyper-contrôlant, narcissique, qui m’intimidait à la moindre occasion, qui tenait des réunions perverses, refusant de m’expliquer les tâches et écrivant des lettres de recommandation sexistes (où il parlait de ce qu’il savait de ma vie personnelle ou de ses premières impressions, comme si il lui était impossible de reconnaître mon travail). Quand je me suis fâchée contre lui, il a déclaré que j’étais inappropriée et encore plus car je refusais d’aller voir un psychiatre. Il m’a vidé de ma bonne humeur, de toute forme d’insouciance ou de confiance et à la fin, je devais être « psychiatrisée » pour demeurer dans les limites du respectable.
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Audrey
Merci pour ce texte… Ayant moi-même reçu cette « étiquette », j’ai pu très bien constater de quelle manière ça me stigmatisait dans le réseau de la santé, au point où les professionnels pensaient me connaître avant même de m’avoir parlé… Je faisais peur. On me craignait. J’ai donc passé un deal avec moi-même à l’effet que le prochain psy, la prochaine psy que j’aurai ne saura pas ce diagnostic. Juste pour voir si je serai accueillie autrement!
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