De l’autre côté de la doxa
Ce texte a d’abord été publié sur Littéraires après tout. L’auteure tient également un blogue personnel.
Vouloir, c’est susciter les paradoxes.
Albert Camus, Le mythe de Sisyphe
Nancy Huston, quand elle ne verse pas dans les théories essentialistes ou l’érotisme bancal, écrit parfois des choses géniales. Professeurs de désespoir est sans contredit l’une de celles-là. En effet, comment refuser le plaidoyer que propose Huston de voir se manifester davantage de nuance dans la littérature? « L’homme est mauvais, disait George Sand. Mais il est quelque chose encore : la nuance, la nuance qui est pour moi le but de l’art », lit-on sur la quatrième de couverture. Je ne reviendrai pas sur les grandes lignes de son essai portant sur l’omniprésence du nihilisme dans la littérature contemporaine. Mais si la question vous intéresse, je vous encourage à lire ces 380 pages qui interrogent notre schizophrénie collective, c’est-à-dire, « cet écart grandissant […] entre ce que nous avons envie de vivre (solidarité-générosité-démocratie) et ce que nous avons envie de consommer (transgression-violence-solitude-désespoir). » Comme Huston, je suis une fervente partisane de la nuance (de la mesure, aurais-je envie de préciser), mais il m’arrive de consommer – oui –, et aussi d’agir et de penser, comme une vraie néantiste. Je veux dire : tout comme Alexie Morin, je visionne une quantité astronomique de calories vides sur le Web, je ne suis pas toujours solidaire envers mes contemporains et il m’arrive (même si c’est un événement plutôt rare), d’engueuler un inconnu trop provocant à mon goût. Je vous en prie : pardonnez-moi ces offenses et ces fautes de bienséance.
Dans ma vie rêvée, je serais cette personne mesurée, calme et ouverte aux idées les plus éloignées des miennes. Je ne jugerais plus mon prochain; plus encore, je tâcherais de m’ouvrir à ses conceptions en pesant les pour, les contres, en mettant de l’eau dans mon vin. Je ne dirais plus de gros mots, je ne me rongerais plus les ongles à m’en faire saigner les doigts, je serais moins colérique et impatiente, je ne mangerais plus jamais de Cheez Whiz, de Sweet tarts, de beurrées de Nutella, de soupe Lipton ni de Velveeta, je m’épilerais jambes et aisselles avec une assiduité exemplaire, je serais généreuse sans ne rien attendre en retour, je limiterais ma consommation d’alcool, je m’achèterais du linge en fibres de bambou, du bon manger des fermes avoisinantes et de l’huile d’olive biologique et équitable de la Palestine. Je ne lirais plus que des articles de revues savantes, n’écouterais plus de télévision parce que la télé, c’est mal, jetterais mes magazines féminins (si futiles!) et banderais comme tout le monde sur le dernier Jacques Poulin.
En revanche, je continuerais d’être féministe et de m’obstiner avec à peu près tout le monde*, même avec des féministes (OK, parfois, je fais juste m’obstiner dans ma tête, mais ça compte pareil). Parce que s’il est un endroit où l’on s’obstine, c’est bien entre féministes. L’une fait ses devoirs de philo et se porte à la défense de Carla Bruni-Sarkozy qui a affirmé dans une revue à grand tirage son bonheur d’être une mère à la maison et niant, au passage, son besoin d’être féministe; l’autre réplique que l’ex-première-dame de France parle sans conscience apparente de ce qu’elle dit et de qui elle est pour le dire. Les unes accueillent avec fierté les actions militantes des Femen, les autres dénoncent leur recours systématique à la nudité, synonyme d’asservissement ou, encore, de récupération commerciale. Voyez un peu le genre? La liste pourrait se poursuivre ainsi longtemps. Mais au-delà des débats entre féministes – très sains pour la plupart, car ils ont la qualité essentielle d’approfondir la réflexion et l’analyse –, reste que le lieu qui génère le plus d’hostilités est sans contredit le bulbe encéphalique de la féministe d’aujourd’hui. Je veux dire : comme féministe, je me livre quotidiennement des combats intérieurs épiques, des cas de conscience hyperprenants durant lesquels plus rien n’existe autour de moi. Les enfants ont beau me réclamer une collation (« Je meuuuuurs de faim ! »), ma tête est ailleurs : Était-ce un choix minable que d’acheter à ma fille une petite cuisinière en bois? Est-ce que je ne participe pas ainsi à reproduire un stéréotype que je souhaite pourtant voir s’anéantir? Quel message retiendra-t-elle de ce cadeau? Et ce putain de chandail de Star Wars que porte mon fils, étais-je vraiment obligée de lui offrir et de me plier à ce caprice, à ce désir de conformité? Et quand je me remémore qu’à mes deux grossesses, j’ai choisi de connaître le sexe de mes enfants, alors là, je rougis de honte, je voudrais m’effacer. Comme si ça allait vraiment changer quelque chose au cours de la vie, de savoir que se love dans mon utérus un humain de sexe féminin ou masculin, tsé. Shame on me. Suis-je une mauvaise féministe si je ne respecte pas systématiquement toutes les ruses et procédés de la féminisation? Est-ce mal d’accepter un contrat de révision linguistique d’un magazine érotique? Je me les arrache, ces trois poils au menton et ces deux-là sous le nez ou je leur dis fuck you? J’envoie chier cet oncle qui dit des énormités à propos des femmes et scrap le party des Fêtes ou je me tais et fais la moue**? Et si mes enfants portent le nom de leur père essentiellement pour des raisons esthétiques, est-ce que je suis en train de renier ma propre identité? Vous me suivez? Être féministe, c’est d’abord se heurter à ses propres paradoxes et s’obstiner avec soi-même. Tout le temps. Il y a des jours, je préfèrerais nettement être une imbécile heureuse plutôt que d’avoir à subir ces luttes interminables qui m’arrachent au réel.
La vie est beaucoup trop courte pour s’en faire ainsi. Un peu à la manière de Huston qui appelait à un art de la nuance dans la littérature, je revendique quant à moi la mesure, ou plutôt la démesure qu’offre la liberté du paradoxe, conciliable, il me semble, au combat féministe. Et parce que je préfère sans l’ombre d’un doute la contradiction au dogmatisme et l’absurdité au fanatisme, je renonce à mes certitudes et laisse entrer en moi l’incompatibilité assumée. Pour plus de liberté. Voilà où commence mon vrai combat.
Marie-Claude Masse
*Si vous voulez tout savoir, c’est moi l’auditrice frustrée qui ai formulé une plainte à l’émission Plus on est de fous plus on lit en raison de son faible taux de représentativité des femmes.
**Pour la petite histoire, je l’ai envoyé chier.
3subversion
1sanskrit
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