Teresa Margolles : le devoir de mémoire

Des femmes autochtones brodent ensemble sur le rivage du lac Atitlán au Guatemala. Le tissu sur lequel elles travaillent est tâché du sang d’une femme assassinée à Ciudad Juárez au Mexique. En plein soleil, les femmes construisent des figures flamboyantes d’oiseaux, d’étoiles et de fleurs. Elles parlent de violence domestique, de solidarité entre femmes et de l’importance de se réunir pour en parler. Un safe space temporaire pour honorer la mémoire de leurs sœurs disparues et politiser le personnel. Teresa Margolles commence son exposition en annonçant ses intentions : co-construire des savoirs artistiques en sortant de la relation traditionnelle entre sujet-artiste et son objet. Elle travaille à l’intérieur des communautés en amplifiant les voix des laissées-pour-compte, des disparues et des assassinées. Elle fait réfléchir aux responsabilités et limites des artistes. Jusqu’où peut-on aller pour honorer la mémoire des victimes? Laissons la parole aux brodeuses :

« Je pense que le Guatemala souffre, surtout les femmes; nous sommes celles qui subissons la violence. Exactement comme toi, nous nous rappelons aussi. Quand nous avons pris ce tissu, et crois-moi, nous l’avons pris avec beaucoup d’amour, après avoir appris d’où il venait et pourquoi il portait des traces de sang, je l’ai pris avec affection, avec quatre, six, collègues, toutes les personnes autour de la table, parce qu’on a dit que le sang répandu sur ce tissu aurait pu être celui d’une d’entre nous. Comme tu l’as dit, auparavant, toutes nos familles avaient l’habitude de voir la violence comme une chose naturelle. Je l’ai donc pris avec amour, avec beaucoup d’amour, et, quand nous avons commencé, nous avons parlé avec notre collègue et décidé d’allumer quelques bougies pour demander la permission à notre sœur décédée. Et, aussi, aujourd’hui nous avons allumé quatre bougies pour qu’elle repose en paix, où qu’elle soit, et pour qu’elle sache que son sang n’a pas été répandu en vain. Son sang nous aidera toutes.

Elle nous donne la liberté. Elle nous donne la parole, l’énergie et la force de pouvoir raconter, et, ainsi, pour que d’autres sœurs n’aient pas à vivre ce qu’elle a vécu, ce qu’elle a souffert. Sur son sang nous bâtissons un nouvel avenir pour nous-mêmes, pour nos filles et pour les générations à venir, pour finalement mettre fin à la manière dont la société voit, pense et dit qu’il nous souffrir pour être heureuses. C’est un mensonge, et je veux que nous quatre ou nous cinq disions à Dieu aujourd’hui que nous sommes emplies de joie. »

L’exposition se poursuit avec MUNDOS : une enseigne grand format en néon blanc sur le plancher. Les lettres sont abîmées, sales. Un bruit assourdissant en continu rappelle les usines de textile. Au mur, des photographies de travailleuses du sexe transgenres qui se tiennent debout sur les ruines de pistes de danse de boîtes de nuit démolies. Sur chacune des photos, l’une d’entre elles se tient sur quelques carreaux avec ce qui pourrait ressembler à un air de défiance et de nostalgie. On apprend qu’elles sont progressivement chassées du centre-ville de Ciudad Juárez, quand elles ne sont pas violentées ou assassinées. La transmisogynie est particulièrement violente dans cet endroit du monde. Teresa Margolles redonne du pouvoir symbolique à ces femmes en les posant au centre de la désolation. Elles dansent pour survivre et laisser des traces de leurs passages. Leurs corps lumineux affrontent le désert brûlant, les ruines et la poussière. Elles sont fortes, elles sont femmes, elles sont là pour rester. Il y a un message politique fort dans l’acte de montrer des femmes transgenres dans la première salle de cette exposition traitant de féminicide. Ce qu’on entend, c’est que les femmes transgenres sont des femmes valides qui ont le droit d’exister comme les autres et de se révolter contre la violence extrême qu’elles subissent. Teresa Margolles révèle ce qui est doublement invisibilisé : les réalités transgenres et le féminicide horrible qui a lieu au Mexique présentement. Son travail s’articule autour de la dualité entre le secret et le visible.

Dans la pièce centrale de l’exposition, des bulles tombent du plafond chaque dix minute. On peut entrer en contact avec elles ou longer les murs en les évitant. C’est magique, presqu’enfantin, jusqu’à ce qu’on lise le panneau explicatif : l’eau des bulles a été en contact avec des corps de victimes de mort violente. Plusieurs sentiments possibles : dégoût, horreur, tristesse, surprise, ou tout cela en même temps. Teresa Margolles joue avec la responsabilité du public et son implication morale. L’inaction est une violence et le regard une certaine forme de voyeurisme. Les émotions engendrées par l’exposition ne sont rien en comparaison des souffrances des œuvres-victimes et de leur entourage immédiat. Mundos récupère des objets, des artefacts, des corps et met en scène des représentations qui semblent banales à première vue, mais s’inscrivent dans un contexte sociopolitique aux conséquences bien réelles et tragiques. Les corps déconstruits des femmes et des victimes habitent l’espace du musée et bouleversent les représentations du quotidien. Le sexisme et la transphobie sont matérialisé-e-s d’une manière sensible et critique.

Je sors de l’exposition avec un sentiment d’impuissance et de fureur. Chaque pièce traversée ajoute au désespoir de l’expérience. Car il s’agit bien ici d’une expérience sensible de la violence à travers les voix mises de l’avant par l’artiste. La réception crée un lien d’intimité et un sentiment de trahison envers les corps. Comment se fait-il qu’on entende si peu parler de ce féminicide au Mexique? Quoi faire maintenant que l’on sait? Teresa Margolles réussit à transmettre ses sensibilités féministes au public et force le regard sensible à ne jamais oublier l’horreur.

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