Derrière les stéréotypes

Les stéréotypes sexuels ont la couenne dure. Nous avons beau connaître leurs effets pervers, force est d’admettre qu’il n’est pas toujours simple d’échapper à leur emprise. Pourquoi avons-nous, bien souvent, tant de mal à nous en débarrasser?

 

Appréhender le monde

Si nous avons recours aux stéréotypes, c’est d’abord parce qu’ils sont commodes. Tout au long de notre vie, nous sommes confrontés à un monde excessivement complexe, qui nous bombarde sans arrêt de nouvelles informations à traiter. Pour tenter d’y voir clair, nous faisons notamment appel au processus de catégorisation, qui consiste, grosso modo, à rassembler les éléments que nous jugeons similaires. Les personnes qui nous entourent ne sont pas épargnées par ce processus. Elles se retrouvent donc, elles aussi, « classées » dans des groupes qui nous semblent présenter « des ressemblances et des différences pertinentes dans la vie quotidienne ¹».

Les stéréotypes sexuels, que nous commençons à acquérir très tôt², se révèlent de merveilleux alliés dans notre processus de classification des « filles » et des « garçons » en nous fournissant des repères – plus ou moins justes, disons-le – sur les sexes. C’est principalement par la socialisation, assurée par la famille, mais également par les médias, les pairs, l’école, etc., que ces stéréotypes nous sont inculqués. « Processus d’apprentissage de la vie en société, la socialisation désigne […] l’ensemble des expériences et des mécanismes par lesquels une personne s’approprie son identité sociale et intériorise les normes, les valeurs et les savoirs qui lui permettent d’entrer en relation avec les autres et de fonctionner au sein d’un groupe et, plus largement, de la société dans son ensemble. ³» Dès lors, nous pouvons aisément comprendre l’utilité des stéréotypes, d’un point de vue social. Outils régulateurs par excellence, ils nous fournissent, selon notre sexe, un code de conduite en phase avec l’ordre établi, ce qui simplifie, en apparence du moins, nos rapports avec autrui et nous donne l’illusion d’un monde facilement saisissable.

 

Défendre notre position

Chasser cette illusion d’un monde bien ordonné, en admettant que celles et ceux qui le peuplent n’entrent pas toujours dans les catégories consensuelles, et que la réalité se décline en une infinité de nuances, c’est potentiellement très angoissant. Cela reviendrait à dire que nous sommes sans carte parfaitement fiable pour déchiffrer le réel, les autres, nous-même. De là, bien souvent, notre adhésion plus ou moins consciente aux représentations construites du masculin et du féminin, et l’habitude, plus répandue que nous pourrions le penser, de considérer les stéréotypes sexuels comme des « points de référence pour orienter [nos] comportements, pour déterminer [nos] attitudes ⁴». Nous pouvons nous y accrocher si désespérément que nous finissons par croire qu’ils sont fondés dans la réalité, qu’ils font partie de notre essence, alors qu’en vérité, ils sont des produits de notre culture. C’est de cette façon que nous pouvons devenir des défendeurs féroces des stéréotypes ou, si nous préférons, des protecteurs infatigables de la tradition et de l’ordre social :

The systems of stereotypes may be the core of our personal tradition, the defenses of our position in society. They are an ordered more or less consistent picture of the world, to which our habits, our tastes, our capacities, our comforts and our hopes have adjusted themselves. They may not be a complete picture of the world, but they are a picture of a possible world to which we are adapted. In that world, people and things have their well-known places, and do certain expected things. We feel at home there. We fit in. We are members.⁵

S’il devait arriver, par ailleurs, que nous ne correspondions pas au modèle prescrit par notre « catégorie », nous pourrions le payer chèrement puisque « toute personne qui s’éloigne de l’un des stéréotypes qui caractérisent son groupe sexuel d’appartenance risque d’être perçue comme transgressive. ⁶ » Et qui dit transgression dit bien souvent exclusion. Les personnes qui, pour différentes raisons, iraient à l’encontre des représentations collectives du féminin et du masculin pourraient donc être « punies » par le groupe. C’est ce phénomène qui est à l’œuvre quand, pour la énième fois, nous nous époumonons à la vue de la tenue de Safia Nolin ou du petit bourrelet de Lady Gaga. Ce que nous disons, à ce moment-là, c’est qu’une femme, pour être femme, doit s’assurer d’une apparence impeccable à tout instant. Et malheureusement, bien souvent, les critiques les plus acides viendront d’autres femmes qui, défendant leur conception du féminin et leur vision du monde, jugeront sévèrement la « fautive » et lui rappelleront sans ambages qu’une « vraie » femme ne doit pas être de cette manière. Est-il nécessaire de mentionner en quoi de telles attitudes se révèlent extrêmement dommageables pour quiconque irait à l’encontre des attentes que nous avons pour elle, pour lui?

En figeant les autres et en nous figeant dans des catégories, nous renions les singularités et nous en venons à croire qu’il n’existe qu’un modèle d’homme ou de femme. En schématisant ainsi la réalité, nous perdons au change : nous gagnons peut-être en efficacité, en économisant notre réflexion, mais nous nous retrouvons aux prises avec une vision du monde réductrice, qui rejette tout ce qui pourrait pourtant l’enrichir. Prêts-à-penser redoutables, séduisants en raison du principe d’économie qui les régit, les stéréotypes sexuels, « puisqu’ils prescrivent de façon rigide ce que nous devons être, […] inhibent d’autant nos possibilités de développement et de créativité ⁷».

 

Une véritable rencontre

Il n’est décidément pas simple de déconstruire nos représentations du féminin et du masculin, et il semble évident que les stéréotypes sexuels ne pourront disparaître que lorsque nous reconnaîtrons, sans nuance, l’égalité naturelle entre les hommes et les femmes, et que nous arrêterons de reproduire la hiérarchisation arbitraire des sexes, que ce soit par un attachement aux valeurs traditionnelles ou par la volonté tenace, chez plusieurs hommes, de protéger leur statut de privilégiés.

Nous pourrions peut-être entamer cette démarche essentielle en devenant plus sensibles aux résistances qui existent en chacun de nous, en prenant la mesure de la crainte du vide qui nous taraude, et en acceptant que nos conceptions du réel se complexifient par la véritable rencontre des autres. Enfin, je nous souhaite, malgré l’opposition que nous affronterons sans doute, de ne jamais cesser de remettre en question, par nos transgressions, les prototypes d’homme et de femme qui nous ont été soumis. Il y aura certainement des jours où nous nous sentirons marginaux, mais rappelons-nous que c’est la seule avenue possible, car c’est celle qui pourra, un jour, nous permettre d’être libres.


¹ FISKE, SUSAN. « Autour de la psychologie des catégorisations sociales : stéréotypes, structures sociales et pouvoir », Terrains/Théories [En ligne], 3 | 2015, mis en ligne le 02 juillet 2015. http://teth.revues.org/603 [consulté le 26 mai 2017].
² 
Selon Anne Dafflon Novelle, docteure en psychologie sociale et spécialiste de la socialisation différenciée entre les filles et les garçons, « dès 20 mois, les enfants ont des jouets préférés typiques de leur propre sexe. Dès 2-3 ans, les enfants ont déjà des connaissances substantielles sur les activités, professions, comportements et apparences stéréotypiquement dévolus à chaque sexe ». (Citée par le Conseil du statut de la femme, dans son étude « Entre le rose et le bleu : stéréotypes sexuels et construction sociale du féminin et du masculin », p. 96)
³ 
CONSEIL DU STATUT DE LA FEMME. « Entre le rose et bleu : stéréotypes sexuels et construction sociale du féminin et du masculin », Gouvernement du Québec, 2010, p. 42.
⁴ GOSSELIN, M.-A. – MINISTÈRE DE L’ÉDUCATION (2000). « Programme “Vers qui? Vers quoi?” », 5 décembre 2000, Direction générale de l’information gouvernementale, Québec, Coordination à la condition féminine. (Citée par le Conseil du statut de la femme, op. cit., p. 40.)
⁵ LIPPMANN, WALTER. Public Opinion, The MacMillan Company, New York, c1922, 1957, p. 95.
⁶ CONSEIL DU STATUT DE LA FEMME. op. cit., p. 29.
⁷ GOSSELIN, M.-A. – MINISTÈRE DE L’ÉDUCATION (2000). op. cit. (Citée par le Conseil du statut de la femme, op. cit., p. 41.)

 

3 Comments

  • paolo navale
    15 juin 2017

    Tout le monde a plein de stéréotypes par lesquels il vit… Les femmes en ont aussi beaucoup et pas moins que les hommes.

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  • meg
    16 juin 2017

    @paolo; Ce sont les filles et les femmes qui sont violées, tuées, agressées sexuellement, prostituées, pornifié, sous payé quant elles le sont, harcelées au travail, dans la rue et à domicile… Oui les femmes ont des stéréotypes mais ce n’est pas comme pour les hommes car les stéréotypes que portent ces femmes leur nuisent à elles-même, tandis que les hommes en tirent du bénéfice, du profit, de la domination, du privilège pour eux même.

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