Lorsque la désillusion laisse place à la solidarité
Au fil des mois à évoluer au sein d’un milieu universitaire féministe, mon champ de connaissances n’a cessé de s’élargir, nourris par la découverte d’autrices merveilleuses, d’articles militants, de conférences et par la participation à des manifestations féministes venant de tous les horizons. Par tous ces écrits et discours politiques, je fus tirée de ma zone de confort. Il a été enivrant, parfois désolant mais nécessaire que je sorte de ce nid douillet, créé au sein de ma conscience de féministe blanche venant d’un milieu privilégié pour voir le monde tel qu’il est vécu par des millions de femmes et apprendre quelle était ma position dans les rapports de pouvoir. Après avoir lu Kimberlé Crenshaw, Chandra Tapade Mohanty, Gayatri Chakavorty Spivak ou encore Andrea Smith, pour ne citer qu’elles, il ne m’était plus possible de ne pas ouvrir les yeux sur le racisme et le néocolonialisme dans lesquels j’avais baigné auparavant. De cette manière, le féminisme Occidental fonctionne comme la norme selon laquelle la situation des pays autres que ceux occidentaux est évaluée. Les femmes racisées sont vues comme passives, victimes de la domination masculine et de la tradition, attendant de se faire sauver. Ceci traduit un processus d’infériorisation culturel. Leurs avis ne sont pas pris en considération. Dans le même ordre d’idée, Spivak se posera la question suivante ; les subalternes peuvent-elles parler[1]? Elle expliquera que oui, évidemment, les personnes subalternes peuvent parler, exprimer leur révolte et leur manière de voir le monde, mais qu’elles ne sont pas écoutées[2]. Bien avant Spivak, ces critiques ont déjà été formulées par le black feminism, le féminisme chicana, les féminismes arabes, ou le féminisme autochtone. Toutes auront critiqué l’universalisme du féminisme blanc et auront insisté sur l’importance et la nécessité de comprendre l’oppression des femmes de manière intersectionnelle sous le prisme du racisme et du colonialisme.
Tout d’abord, il est important de remarquer qu’il existe des féminismes et non un seul féminisme. Même si dans l’histoire, le féminisme blanc occidental a été érigé par les médias et les gouvernements au rang de porte-parole des mouvements féministes occultant presque totalement les autres féminismes. De nombreux textes traitent du sujet de manière passionnante et dénonce l’occidentalo-centrisme.
Ainsi, me rendant compte du/des système-s d’oppression auquel-s je participais, je me suis tournée vers le féminisme décolonial qui se base sur les pensées produites par les personnes marginalisées ou subalternes au féminisme dominant et répond ainsi au sentiment d’injustice qui criait en moi. Je me suis demandé comment faire pour ne pas entretenir les dominations envers les autres femmes et comment sortir de ce système qui empêche toute solidarité possible ?
Les femmes marginalisées dans la société n’attendent pas que les féministes occidentales viennent les sauver. Au contraire, elles veulent être entendues et reconnues en tant qu’actrices de leur propre auto-détermination et ce dans leurs propres modalités.
Après moult lectures enrichissantes venant des quatre coins de la planète, en anglais, en français et en espagnol, il en ressort que la reconnaissance par chacun de sa position sociale et des privilèges qui en découlent est primordiale pour espérer avancer vers un monde plus juste et équitable. Ainsi, ce projet n’est envisageable que par une décolonisation du savoir existant et par la participation active des femmes racisées à la création de nouveaux savoirs, sur le même pied d’égalité que les femmes blanches. Les femmes marginalisées dans la société n’attendent pas que les féministes occidentales viennent les sauver. Au contraire, elles veulent être entendues et reconnues en tant qu’actrices de leur propre auto-détermination et ce dans leurs propres modalités.
Ensuite, le genre est un concept très utile dans le contexte occidental, blanc, pour déconstruire l’oppression genrée. Néanmoins dans d’autres contextes sociaux, l’oppression liée au genre ne prévaut pas par rapport à d’autres dominations, voir n’est tout simplement pas un concept adéquat. Ainsi pour envisager et espérer une solidarité entre les perspectives féministes et entres les féministes, il doit se réaliser une remise en cause du féminisme hégémonique. Il faut une envie d’apprendre et de connaître la réalité sociale des personnes marginalisées, opprimées en écoutant leur point de vue et en s’efforçant de mettre de côté tous les préjugés et stéréotypes ambiant. Il faut s’éduquer et se laisser éduquer et de manière primordiale, se décoloniser. Oubliant le stéréotype d’un « Autre » vu comme traditionnel qui pour s’émanciper doit tendre vers la modernité. Les femmes et féministes racisées sont sujettes de leur propre histoire et prennent la parole dans les luttes sociales. Un exemple parmi tant d’autres est la lutte pour le droit à l’avortement, celle-ci n’étant pas une priorité pour de nombreuses femmes racisées étant victimes de stérilisations forcées. Les combats menés par les féministes diffèrent selon leurs réalités sociales.
Comme l’explique Sabine Masson, il serait donc question d’un féminisme réellement solidaire partant du local vers le global en situant les contours de chaque position historique, politique et subjective[3]. Il n’est plus question de parler pour ces femmes par l’entremise de représentations occidentalocentrées, mais plutôt de s’intéresser à ce que chaque femme située dans les marges a à dire de sa propre réalité. Toutes ces idées géniales ne viennent pas de moi et de ma zone de confort mais de toutes ces féministes et femmes racisées qui se battent chaque jour pour faire leur place dans un monde qui les brime et qui portent des luttes plus vivantes les unes que les autres.
[1] Spivak, Gayatri Chakravorty, « Can the subaltern speaks », dans Marxism and the Interpretation of culture, University of Illinois, 1988, p.66.
[2] Ibid., p.104.
[3] Sabine Masson, « Sexe/genre, classe, race : décoloniser le féminisme dans un contexte mondialisé. Réflexions à partir de la lutte des femmes indiennes au Chiapas », Nouvelles Questions Féministes, vol.25, 2006, p.9-10.
Bibliographie :
DECOLO.PASC, 2017, « Notre solidarité : un territoire à décoloniser », site web, http://decolo.pasc.ca/?cat=3
JUTEAU Danielle, « Nous » Les femmes : Sur l’indissociable homogénéité et hétérogénéité de la catégorie », L’Homme et la société, vol.2, no.176-177, p. 65-81.
MASSON Sabine, « Sexe/genre, classe, race : décoloniser le féminisme dans un contexte mondialisé. Réflexions à partir de la lutte des femmes indiennes au Chiapas », Nouvelles Questions Féministes, vol.25, 2006, p. 56-75.
MOHANTY Chandra Tapada, 1986, « Under Western eyes : Feminist scholarship and colonial discourses » dans Feminism without borders : Decolonizing theory, practicing solidarity, Durham, Duke University Press, p. 333-358.
SPIVAK Gayatri Chakravorty, 1988, «Can the subaltern speaks», dans Marxism and the Interpretation of culture, University of Illinois, p. 66-111.
UQAMIENNES RACISÉES EN ACTION, 2017, « Décoloniser le féminisme intersectionnalité et antiracisme », site web, https://www.facebook.com/events/1102645273177356/
VERSCHUUR Christine, DESTREMAU Blandine, « Féminismes décoloniaux, genre et développement. Histoire et récits des mouvements de femmes et des féminismes aux Suds », Revue Tiers Monde, vol.1, no.209, 2012, p. 7-18.
Marc Bourgault
Vraiment très bien comme prise de conscience. Ma mère était féministe, et pour cause, en se mariant, elle n’existait plus au sens juridique. Elle portait le nom de mon père ( Mme … ), avait son numéro d’assurance sociale, sans possibilité d’ouvrir un compte bancaire à son nom, de signer l’entrée à l’hôpital pour ses enfants ou tout autre document officiel, etc. Aujourd’hui, la situation semble avoir évoluée. Pourtant, le principe qui régis le fondement des inégalités me semble bien ancré dans nos mentalités ; qui a le pouvoir ? Je crois qu’il est important de se poser une autre question ; Comment établir une justice adéquate ? Merci pour votre texte tellement inspirant.
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