« Non le masculin ne l’emporte pas sur le féminin ! »
Mes études en sociologie du genre m’ont permis de comprendre que le genre féminin porte le poids de toute une histoire faite de domination masculine au sens employé par Pierre Bourdieu : « la domination masculine constitue le principe d’une organisation matérielle et symbolique où la virilité exaltée s’oppose à la féminité reléguée dans la sphère du privé, du foyer et des affects ». (Bourdieu, 2002).
Au travers les différentes évolutions historiques et sociologiques de la langue, le masculin l’emporte sur le féminin impactant notre vie sociale et son organisation.
Partagée entre un sentiment d’incompréhension et d’injustice, je m’interroge sur l’influence de cette domination sur notre vocabulaire et sur nos mots : de quelle manière ces règles de grammaire et la domination masculine, à l’œuvre au sein de notre société, influent ou interfèrent sur notre vie sociale ?
En Mars dernier, j’ai eu la chance d’assister à une conférence d’Eliane Viennot. Professeure de littérature et historienne, à l’université de Saint-Etienne (Loire), elle y présentait son essai de 120 pages, intitulé Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin !
Le déroulé de la conférence résumait les chapitres abordés dans son ouvrage : la première partie dresse un état de la place des femmes durant les différentes époques historiques (rôles des reines, des filles etc.). Jusqu’à la fin du XVIe siècle, les interrogations portaient exclusivement sur la place des femmes d’un point de vue politique. Autrement dit, la question linguistique faisait écho à la question politique sur les femmes : que sont-elles capables (ou incapables) de faire : faire le ménage ? Gouverner ?
Puis, l’auteure évoque des événements clés qui jalonnent l’histoire: « on réfléchit à l’étymologie des mots, et on propose de nouveaux systèmes orthographiques » (Viennot, 2014).
Elle évoque plusieurs mouvements comme le combat du clergé contre l’égalité des sexes, mais aussi celui de la vitupération: les femmes sont le « sujet de critique et d’amusement de la clergie » (Viennot, 2014).
L’ensemble de ces faits a largement influencé le débat et la réflexion menée sur la langue, comme le souligne l’auteure : « la réalité sociale et politique interfère sans cesse dans des jugements apparemment techniques » (Viennot, 2014).
Elle nous apprend comment, depuis le XVIIe siècle, grammairiens et académiciens ont entrepris de masculiniser la langue française dans l’objectif principal d’entretenir les rapports de forces entre les hommes et les femmes. Ces interventions étaient effectuées par des intellectuels et des institutions qui s’opposaient à l’égalité des sexes. À cette époque, le genre masculin était considéré comme « plus noble » comme l’affirme l’Abbé Bouhours (1675) : « Lorsque les deux genres se rencontrent, il faut que le plus noble l’emporte ». « Le genre masculin est réputé plus noble que le féminin à cause de la supériorité du mâle sur la femelle », complète en 1767 le grammairien Nicolas Beauzée.
Avant la primauté du masculin, la règle dite de proximité se pratiquait en français. Pour éviter de choquer l’oreille, on accordait l’adjectif avec le nom le plus proche : « Les hommes et les femmes sont belles ».
Autre victime de cette masculinisation : la déclinaison en genre du pronom personnel attribut. Les il(s) se substituaient aux elle(s) : « il est content, je le suis aussi », disaient alors les hommes, tandis que les femmes disaient « je la suis aussi ».
Pour parachever ce mouvement, on observe une modification des noms de métiers et fonctions « prestigieux » : c’est le cas pour les médecins/médecines, auteurs/autrices, poète/poétesse. On vise à faire disparaître les terminaisons féminines. Par ce biais, les hommes ont voulu montrer leur souhait de monopoliser/conquérir ces métiers. Les femmes de lettres ont connu un succès considérable par leurs écrits : elles sont historiennes, poétesses, conteuses, etc. Ce succès posait à l’évidence la question de l’égalité des sexes et de la place des femmes dans ces professions. En revanche, ils ne sont pas attaqués aux métiers ou aux fonctions dites « féminines » : infirmière, boulangère ou encore couturière sont restés dans le langage courant.
Au XIXe siècle, l’école et les savoirs se démocratisent parvenant ainsi à anéantir les résistances qui faisaient rage jusque-là. C’est finalement l’école républicaine qui a permis l’acceptation de ces nouvelles règles.
Eliane Viennot conclut son intervention en défendant l’idée que la langue doit s’adapter et évoluer afin de participer à la construction d’une société plus égalitaire. Elle préconise, notamment, l’utilisation du point médian (auteur•es) ainsi que la réintroduction de l’accord de proximité « les hommes et les femmes sont belles ». L’intervention d’Eliane Viennot a eu le mérite d’être synthétique et instructive.
Pour ma part, j’ai pu prendre acte que la langue influence largement nos modes de pensées, notre organisation et nos interactions avec autrui. La langue a conservé son caractère sexué et sexiste, reproduisant ainsi la domination masculine. Les propositions faites pour rendre la langue non sexiste constituent, véritablement, une avancée pour penser la langue de manière plus neutre/égalitaire.
Clam780
Sources et références :
Eliane Viennot, Non le masculin ne l’emporte pas sur le féminin, petite histoire des résistances de la langue française, Edition Ixe, 2014
Pierre Bourdieu, La domination masculine, édition Seuil, Points essais, 2002
Melina Schoenborn, La gazette des femmes, Quand le masculin l’emporte sur le féminin, 2017: https://www.gazettedesfemmes.ca/13898/quand-le-masculin-lemporte-sur-le-feminin/
Didier Epsztajn, Nous sommes les héritiers et les héritières d’un long effort pour masculiniser notre langue, 2014: https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2014/05/30/nous-sommes-les-heritieres-et-les-heritiers-dun-long-effort-pour-masculiniser-notre-langue/
Laurence Niosi, Le français, langue sexiste ?, 2017: http://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1022491/francais-langue-sexiste-machiste-grammaire-francophonie-masculin-feminin-regle
Usbek & Rica, Le masculin l’emporte sur le féminin » : Bien plus qu’une règle de grammaire: https://usbeketrica.com/article/feminin-masculin-langue-francaise