Pouvoirs du témoignage poétique

Ce n’est pas un hasard si plusieurs survivant-e-s d’agressions sexuelles se rassemblent et utilisent la poésie pour raconter leurs histoires, témoigner de leurs émotions et de leurs douleurs. Je pense notamment aux soirées « Vaincre la nuit » du collectif Je suis indestructible qui ont lieu une fois par mois au Quai des Brumes à Montréal depuis août 2015. Dans un contexte de micro ouvert féministe et de témoignages de survivant-e-s d’agressions sexuelles mis en commun, la proximité des poètes et du public crée un sentiment de solidarité et un espace plus sécuritaire. Cela relève à la fois de l’énergie du groupe de conscience (réaliser que nous ne sommes pas seul-e-s) et aussi d’un désir de prendre action (dénoncer et nommer les injustices). Le mouvement #MeToo a d’ailleurs permis de diffuser une multitude de témoignages poétiques et politiques sur les réseaux sociaux, alliant les possibilités du monde réel et virtuel.

 

Je pense que la poésie peut faire du bien et engager des dialogues féministes innovants. Il y a des choses qui sont difficiles à dire dans un essai ou un article scientifique. Le langage poétique possède une plasticité qui permet d’exprimer ce qui est refoulé, ce qu’on ne comprend pas toujours, ce qui nous dépasse. On peut rester très près des intuitions et des ressentis personnels et ainsi révéler des formes de douleurs sensibles et protestataires. Dans une démarche de reconstruction d’un moi fragmenté par des traumatismes, la poésie redonne du pouvoir aux sujets. L’inexprimable, l’horreur deviennent contenu dans les mots, dans ce langage poétique et polysémique en extension de soi.

 

Alors que certains détracteurs se demandent où est la poésie dans ces témoignages, je pense qu’il faut plutôt élargir la définition du poétique et même faire éclater la division entre littérature consacrée et littérature dite populaire. L’art est toujours en mouvement et la poésie féministe n’est pas le véhicule d’une idéologie, d’un dogme ou d’un message quelconque. Il n’existe pas une poésie féministe mais bien des poésies féministes qui adoptent une grande variété de formes esthétiques, qu’on pense à la période formaliste de Nicole Brossard, de France Théoret et de Huguette Gaulin, à la poésie plus lyrique de Marie Uguay et de Louise Warren, à la poésie féministe contemporaine et minimaliste de Maude Veilleux, de Daphné B. et de Marie Darsigny (pour n’en nommer que quelques-unes).

 

Pour agencer l’art à la théorie, voici une petite suite poétique de mon cru où j’aborde comment survivre à des agressions sexuelles d’un point de vue trans non-binaire.

 

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L’événement

 

 

j’existe dans les marges du langage les déclinaisons / ni homme ni femme j’invente un nouveau genre juste pour moi / cherche ma patience accouche d’une douceur radicale / mon sexe multiplie ses constructions possibles / offre des papillons aux hôpitaux psychiatriques

 

ils me touchent je ne bronche pas ne prononce mot / me découpent les expressions du visage avalent mes yeux / fous me photographient m’accrochent au plafond / toujours mon nom attribue l’ignorance des lois / espèrent que je devienne garçon parfaitement

 

ne serai jamais personne coupée en deux ni milieu / si vrai que des églises tombent du ciel / l’eau du bain aspire mes pilules / je sais compter mes dents mes sourires de fée d’une seule main / le voyage commence par ma déconstruction

 

le désir connaît mon absence de frontières / l’envie d’aller jusqu’au bout de la pornographie des autres / comment respecter mes matins quand la lumière est trop forte / que l’appartement défait mes boîtes dans l’entrée / que mes plantes crient à l’aide

 

en marche mon corps s’excuse d’être là / sans soif l’erreur médicale exorcise mes
sentiments / les nouvelles figures en exergue / je retourne dans mon lit épier les cimetières les cicatrices des territoires communs / pourquoi demain tombent des nuages

 

fige l’instant cannibale les silences caressent mes pratiques / je n’ai plus la force du premier café des céréales au fond du lait / scénarise la douleur des opérations / mes agresseurs continuent devant public enregistré / me regardent performer la victime incendiaire

 

quand la table est mise je dépose les fourmis dans l’armoire / déplie mes genoux le régime
alimentaire / vous reçois bouche béante / comme une sorcière ramasse la poussière des comètes / oui le système a gagné

 

n’espère plus qu’une fin du monde spectaculaire / un espace où il fait bon mourir d’espérance / le poil comme un hélicoptère de combat / laissez-moi une place sur la cuvette froide / essuyer les taches dans le miroir

 

voici des paysages à envahir / ne laisserai pas de survivants promis / suis la chaleur qui s’échappe des calorifères / la porte fermée depuis ma disparition / ce moment je le protège de votre absence la tête dans un panier de fruits séchés

 

la violence m’entraîne au-delà des murmures / contempler ce qu’il reste de l’existence / je suis là pour survivre jusqu’à la prochaine tentative d’épuisement / l’inscris dans la mémoire des fleurs / respire

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