Les grandes affaires juridiques portées par des femmes autochtones au Canada : l’affaire Lavell

Ce billet est le premier d’une série qui portera sur les grandes affaires juridiques portées par des femmes autochtones du Canada, et qui seront analysées dans une perspective intersectionnelle.

 

Depuis les années 1970, les femmes autochtones ont connu des défaites juridiques amères qui ont de quoi attirer de sévères critiques au système judiciaire, mais qui se sont parfois suivies par de francs succès qui ont de quoi inspirer toutes les féministes. J’ai eu envie de mettre en lumière certaines de ces affaires, afin de nous permettre collectivement de ne pas oublier d’où nous venons, mais surtout de rappeler les batailles éclatantes des femmes autochtones qui ont su porter leurs causes de brillante manière.

 

Les origines de l’affaire Lavell

 

Au Canada, c’est la Loi sur les Indiens qui détermine qui pourra être inscrit comme Indienne ou Indien. Jusqu’en 1985, la loi prévoyait que toute Indienne qui mariait un non-Indien perdait automatiquement son statut, ne pouvait le transmettre, et le faisait perdre à ses enfants mineurs.[1] En revanche, un Indien qui mariait une non-Indienne ne perdait pas son statut, mais le transmettait au contraire à sa nouvelle conjointe ainsi qu’à leurs enfants. Cette situation signifiait que les femmes ainsi dépossédées et leurs enfants se voyaient dépourvus de plusieurs avantages, dont la possibilité de vivre dans leur réserve natale ou d’hériter de biens immobiliers qui y étaient situés. Par dessus tout, celles qui perdaient ainsi leur statut perdaient une partie essentielle de leur identité qui les liait à leur communauté d’origine, leur culture et leur famille

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Notons que ces critères artificiels ont été imposés et ont profondément modifié les relations de parenté en dévaluant le rôle des femmes au sein de leurs propres communautés et ayant de graves répercussions sur le tissu social. Ils sont toutefois devenus une partie importante de l’identité des membres des Premières Nations et doivent être traités comme tels.[2]

 

L’affaire Lavell

 

Jeannette Corbière Lavell, née Indienne membre de la bande Wikwemikong, a perdu son statut à la suite de son mariage avec un non-Indien en 1970. Elle décida de contester la validité de l’article de loi qui lui avait fait perdre son statut en faisant valoir que la disposition était discriminatoire en raison de son sexe, contrairement à la Déclaration canadienne des droits.[3]

 

Dans sa décision, le juge de première instance a comparé la situation des femmes autochtones mariées avec celle des femmes canadiennes mariées et a déterminé que madame Lavell, en se mariant, était sur un pied d’égalité avec toutes les autres Canadiennes mariées. Selon lui, elle ne pouvait donc pas prétendre vivre une forme de discrimination.

 

Cette décision est un exemple frappant de l’incompréhension d’alors en ce qui concerne la discrimination intersectionnelle vécue par les femmes autochtones qui doivent se battre contre plusieurs sources d’oppression, notamment fondées sur leur race et leur sexe. En effet, selon le juge, l’émancipation des Indiens constituait une forme de récompense pour celles et ceux qui avaient su se défaire de leur identité indienne et donc, madame Lavell ne pouvait prétendre être désavantagée de cette perte de statut.[4]

 

En 1973, la Cour suprême du Canada a validé la décision du tribunal de première instance. La majorité des juges a déterminé que madame Lavell n’avait pas subi de discrimination puisqu’elle avait été traitée de la même manière que toutes les autres femmes ayant perdu leur statut pour la même raison. Selon eux, « l’égalité devant la loi » signifiait « l’égalité de traitement dans l’application des lois ».

 

On constate donc que l’analyse s’est restreinte ici à une analyse de l’égalité formelle ; c’est-à-dire le droit de tous les citoyens canadiens de se voir appliquer la loi de la même manière. La majorité de la Cour suprême a échoué à considérer l’égalité réelle ; c’est-à-dire la manière dont la loi peut affecter différemment les individus en fonction de leurs caractéristiques propres. Mais plus encore, cette analyse s’est limitée aux individus auxquels la loi était applicable, sans comparaison possible avec la population non assujettie à la Loi sur les Indiens, rendant sans effet les motifs de discrimination prohibés dans la Déclaration canadienne des droits.

 

Suite à cette défaite, l’avocate et activiste mohawk Patricia Monture-Angus écrivit avec justesse : « the Court could not understand that this pile of discrimination (race) and that pile of discrimination (gender), amount to more than nothing. The court could not understand the idea of double discrimination. »[5]

 

Heureusement, malgré leur défaite devant le plus haut tribunal du pays, les femmes qui avaient perdu une partie de leur identité en raison des dispositions discriminatoires de la Loi sur les Indiens n’allaient pas en rester là. Comme nous le verrons dans le prochain billet, elles allaient en appeler aux instances internationales qui leur permettraient cette fois de bien se faire entendre…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[1] Article 12 (1) (b).

[2] Bien que plusieurs Premières Nations aient adoptée des codes d’appartenance régissant qui peut faire partie de la bande, l’identification comme « Indien » au sens des critères de la Loi sur les Indiens demeurent pour beaucoup une partie intégrante de l’identité.

[3] Notons qu’à l’époque, la Charte canadienne des droits et libertés n’avait pas encore été adoptée.

[4] Cette analyse raciste et paternaliste se retrouve d’ailleurs dans l’ancienne Loi sur les Indiens, l’Acte pour encourager la Civilisation graduelle des Tribus Sauvages (1857) qui a créé le processus d’«émancipation», en vertu duquel un Indien pouvait renoncer à son statut et ainsi bénéficier des attributs de la citoyenneté (par exemple, le droit de vote aux élections fédérales).

[5] Patricia Monture-Angus, Thunder in my soul. A Mohawk woman speaks, Fernwood, Halifax, 1995 à la p 136.

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