Robert le Sade au pays des féministes

Les gens aiment crier à la censure contre les critiques féministes. C’est rendu trop prévisible, comme un mauvais gag répété mille fois, de mauvais goût et exaspérant. Peut-être y a-t-il des robots engagés pour écrire sans cesse le même genre d’articles antiféministes? Vous savez, ces articles pour la liberté d’expression absolue, sans considérations éthiques ni réels dialogues avec les critiques d’art et le public.

 

Récemment, l’annulation des spectacles SLĀV et Kanata de Robert Lepage a fait beaucoup de bruit. Plusieurs chroniqueurices s’y sont donnés à cœur joie[1]. Il est étrange de crier à la censure idéologique alors qu’il s’agit seulement de textes critiques dans les médias, pas d’une censure institutionnelle et politique. Si les spectacles de Robert Lepage ont été annulés, il faudrait peut-être mettre la faute sur les compagnies de production qui n’ont voulu prendre aucun risque financier ni mettre en jeu leur réputation. Je trouve cela malhonnête, de mettre la faute sur les féministes alors qu’il s’agit d’un cas d’autocensure motivée d’abord par des raisons capitalistes. Il faut avoir le courage de soutenir ses idées et ses convictions tout en acceptant les critiques reçues. Plusieurs témoignages dans les médias[2] ont révélé la mauvaise volonté de Robert Lepage dans cette affaire, son manque d’ouverture face aux communautés représentées et sa fermeture d’esprit face aux critiques féministes. Avec tout le respect que j’ai pour Robert Lepage, c’est une grande déception de le voir maintenant jouer à la victime publique.

 

S’il veut aller au bout de sa pensée libertaire, pourquoi ne pas faire comme le Marquis de Sade (qu’il a merveilleusement interprété au théâtre d’ailleurs) et assumer sa responsabilité d’auteur, ses choix scéniques et son désir de montrer SON propre regard d’homme cis blanc contre vents et marées? Je suis loin d’être un·e fan de Sade (qui baigne allégrement dans la culture du viol), mais au moins, on ne peut pas dire qu’il fasse semblant. Sade était un fervent défenseur de la liberté d’expression, il a passé sa vie à écrire des horreurs innommables, à les publier jusqu’à se mettre en danger, à être emprisonné et à recommencer inlassablement. L’argent ne l’intéressait pas, la gloire non plus. Il ne jouait pas à la victime, il revendiquait plutôt sa cruauté, son égoïsme et ses désirs sexuels. C’est peut-être ce qui m’agace tant chez Robert Lepage et d’autres artistes pour la majorité masculins, c’est qu’à force d’avoir du succès, iels se prennent pour Dieu et pensent que leurs œuvres sont libérées des rapports de pouvoirs, des idéologies et des morales et touchent à l’essence humaine ultime (sic). Personne ne peut s’extraire complètement de sa subjectivité, de ses valeurs et de son regard sur le monde. Les critiques sont nécessaires, même pour des gens ayant quarante ans de carrière, puisqu’elles amorcent des dialogues et des espaces pour penser et se dépasser en tant qu’artiste. Au lieu de parler de censure, pourrait-on parler plutôt de contraintes artistiques?

 

Toustes les artistes sont confronté-e-s un jour ou l’autre à une multitude de contraintes. Les plus grosses contraintes viennent probablement de soi-même : veut-on tout dire et peut-on tout dire comme on le souhaite initialement? Choisir de privilégier son propre regard de créateurice, sa subjectivité individuelle, c’est déjà une contrainte importante que l’on s’impose. Choisir de coconstruire, de coécrire une œuvre avec des personnes des communautés représentées, c’est une autre forme de contrainte, avec d’autres défis, pas moins importants ou difficiles. L’argent est souvent une contrainte pour les artistes comme le désir de préserver sa réputation. Avancer ou non avec ces autres voix qui s’élèvent, écouter ou se boucher les oreilles, ce sont des choix importants à considérer. Il ne faut pas se leurrer : au Québec, généralement on peut écrire n’importe quoi sans avoir peur pour sa vie. Plusieurs maisons d’édition et productions théâtrales produisent et diffusent des œuvres pour tous les goûts et toutes les manières de penser le monde.

 

Je pense qu’il faut apprendre à connaître et à apprécier pleinement les contraintes artistiques. D’aussi longtemps que je me souvienne, j’ai toujours eu plus de facilité à écrire quand mes professeur-e-s de littérature et de création nous donnaient des consignes et des contraintes claires pour écrire nos travaux. Avec les années, j’ai développé des habitudes d’écriture qui s’ancrent autour de contraintes particulières. Je pars de questions, je trouve une forme, une voix pour exprimer ce que je recherche. C’est grâce aux contraintes artistiques que l’on peut créer de nouvelles œuvres qui s’intéressent aux rapports genrés, qui présentent des personnages féminins forts, des histoires d’amitiés sensibles, des relations non hétérosexuelles, des personnes trans, des personnes de différentes communautés ethniques et culturelles, etc.

 

Quelques exemples de livres réussies où l’on peut deviner les contraintes féministes inscrites en filigrane :

 

L’Euguélionne de Louky Bersianik est une réécriture satirique, subversive et féministe de la Bible. Il faut le faire!

 

Les Guérillères de Monique Wittig présentent seulement des personnages féminins qui sont en fait des amazones lesbiennes badass. Avez-vous déjà lu un seul livre qui ne contient aucun homme? C’est extrêmement rare. Sans compter toutes les œuvres qui ne passent pas le test de Bechdel…

 

Manuel de poétique à l’intention des jeunes filles de Carole David rend hommage et réincarne avec humour plusieurs grandes figures féminines historiques. La poésie permet ici de rassembler les femmes et de les faire découvrir sous un autre jour.

 

Filles-Missiles de Josée Yvon met en scène une panoplie de femmes marginalisées, pauvres, trans et travailleuses du sexe. Encore à ce jour, très peu de livres de poésie présentent de telles figures.

 

Il existe une infinité d’œuvres où les « contraintes » féministes ont donné des résultats littéraires extraordinaires. Mais peut-on vraiment parler de contraintes si toutes les œuvres en sont nécessairement constituées, qu’elles soient assumées chez certain-e-s auteur-e-s ou décrié-e-s chez d’autres comme Robert Lepage? Les contraintes artistiques permettent de résoudre les nœuds de l’écriture. Il faut apprendre à aimer les contraintes et à faire preuve d’humilité.

 

 

[1] Je vous laisse faire vos recherches pour ne pas leur donner plus de visibilité qu’iels en ont déjà.

[2] Lire à ce sujet une lettre ouverte des communautés autochtones [https://ici.radio-canada.ca/espaces-autochtones/a-la-une/document/nouvelles/article/1112629/lettre-ouverte-odeiwin-la-replique-a-ariane-mnouchkine], les réactions de Natasha Kanapé Fontaine [https://www.lequotidien.com/arts/-robert-lepagena-rien-compris–fa829ef47558e6542f9f259a19e68ad3] et de Webster [https://www.ledevoir.com/opinion/idees/531393/le-probleme-avec-slav].

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