L’amour aux temps du mascara
Depuis une semaine, il me réveille avec un « Bon matin ma belle, comment ça va ? ». Je relis le message plusieurs fois sur l’écran de mon cellulaire. La joie creuse mes joues. Je lui réponds, il me répond, on s’accompagne dans notre quotidien, on saupoudre dans la journée de l’autre quelques pincées de tendresse ici et là, de façon à rendre mes pas dansants et mon rire, facile. Des blagues plates, desmemes, des articles de journaux, des suggestions de films, des « je m’ennuie de toi » et des « j’ai tellement hâte de te revoir ». On connecte.
Je décide de le revoir. Plantée devant le miroir, je m’applique à me rendre inoubliable : j’applique crème hydratante sous fond de teint, sous correcteur, sous fard à joues, sous highlighter. Les parfums me bercent, j’accueille les textures sur mon portrait avec un soupir de satisfaction. Je joue avec les pigments, avec les ombres, je joue à être belle. Quelques éternités plus tard, je souris à la personne que je viens de créer. Heureuse de réhabiter l’image qu’il a de moi. Enfin délivrée de mon insignifiance.
You don’t see what you get, et j’en ai honte. Parfois, j’ai l’impression de me battre contre Elle, la fille qui l’intéresse, créature de poudres et de pâtes qui dit mes mots. À chaque fois que je le fais rire ou que ses yeux s’écarquillent devant une remarque passablement maligne de ma part, je gagne un point contre l’image façonnée par ma propre main.
Lorsqu’il explique sa présence à mes côtés, le prétendant doit mentionner que je conviens à certains critères de beauté, car il s’agit après tout de la caractéristique qu’il complimente le plus chez moi. J’en déduis donc mon physique contribue à nourrir son intérêt pour ma personne, mais à quel point ? Suis-je « belle, intelligente et drôle », « intelligente, belle et drôle » ou « intelligente, drôle et belle » ? Je ne vois pourtant pas pourquoi « belle » devrait nécessairement se retrouver sur le podium. Pourquoi pas « intelligente, drôle et gentille » ? Hélas, la beauté au féminin ne se résume pas à l’agréable bonus qui accompagnerait un savant cocktail de qualités et d’affinités. En général, mais surtout en tant que compagne, la beauté est obligatoire et importante pour les femmes. Le maquillage devient donc pour moi, et pour d’autres, obligatoire et important.
Je passe ma main dans ses cheveux, je lui dis qu’il est beau. Parce que j’aime ses lèvres boudeuses qui projettent leurs vérités toujours claires et nettes, parce que j’aime son corps, parce que c’est le sien. Lui, il cueille doucement mon visage entre ses mains pour me regarder. Non, pour Laregarder. Elle et moi ne sommes pas la même. Lorsque je sors au soleil toute grimée, je reçois maints compliments ; les yeux s’attardent sur mes contours et chacun semble me réserver plus de bienveillance qu’à l’ordinaire. Ainsi, j’existe non seulement davantage dans le regard des autres, mais j’existe…différemment. Le traitement de faveur est bien sûr réservé à la création et non à la créatrice, il est donc logique de penser que je me dédouble : l’expérience que j’ai au contact des autres forme un vécu particulier à mon moi maquillé. Par conséquent, je choisis chaque matin si ma journée sera à l’image de mon physique, c’est-à-dire ordinaire, ou si j’incarnerai une autre pour m’attirer des privilèges. Inutile de préciser que je me résous souvent à la seconde option en raison du prestige instantané qu’elle implique. Je suis donc beaucoup plus souvent Elle que moi, les gens l’aimant manifestement davantage.
« Bon matin ma belle, comment ça va ? » Je suis étendue sous ma couette, cachée. Mon visage est encore le mien. Son visage est toujours le sien. Sa peau est un terrain un peu accidenté avec son armada de pores dilatés, ses constellations de points noirs. Un observateur apercevrait des bourgeons d’acné aux coins de son sourire. Des détails que je pardonne chez lui. Des détails qu’on lui pardonne.
Je peux lui parler de bouddhisme, de féminisme, de David Bowie, de politique, de la rivalité entre Pepsi et Coca-Cola, alouette. Je manie l’humour à l’occasion. Bizarre donc que je ne me sente pas suffisante sans mon golem de produits chimiques. Ce serait pour moi un cauchemar de le croiser au dépanneur un dimanche soir où, peau nue, j’aurais une envie de chips à assouvir. Je lirais dans ses yeux la surprise, puis le constat de ma trahison. Il comprendrait le piège : il se serait entiché d’un être factice qui disparaît chaque soir dans le drain de douche. Il réaliserait que je l’ai volontairement trompé. Je me révèlerais alors sous mon vrai jour : banale et immorale.
« Ma belle », « Ma belle chérie », « Hot pis drôle en plus ! », « Wow »
Ces compliments giflent. Ils ravivent ma colère par rapport à la chance qu’on ne m’accorderait pas si je ne m’abaissais pas à me déguiser. Dans les yeux de ceux que je cruise, ma beauté mensongère passera presque toujours avant n’importe quelle qualité authentique que je pourrais avoir. De toute évidence, je préfère m’adonner à la duplicité pour obtenir de la tendresse plutôt que de me passer de cette dernière en conservant mon intégrité. C’est la connaissance de ce juste et joyeuxdilemme imposé à nombre de femmes qui me fait lever les yeux au ciel lorsqu’on me répond : « t’as juste à pas en mettre de maquillage si ça te dérange ».
Christian
C’est certain que c’est pas aussi facile que de ne pas porter de maquillage si tu veux pas en porter, mais de mon point de vue d’homme hétéro, je dois dire que le maquillage ne change pas tant que ça ma façon de voir une femme. Une belle femme est belle avec ou sans maquillage. Oui, l’apparence est différente, mais à moins d’avoir recours à des techniques de maquillages de films de style effets spéciaux, ça reste toujours la même personne.
Est-ce que je suis l’exception bizzare (ça m’arrive, alors c’est bien possible) ou si l’image que les hommes ont des femmes maquillées est surtout dans la tête des femmes?
Mise là bien sûr par la publicité, les vedettes, les stéréotypes de genres et toute la culture de la beauté.
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Janvier
Elle le dit dans le texte, Christian.
« Elle et moi ne sommes pas la même. Lorsque je sors au soleil toute grimée, je reçois maints compliments ; les yeux s’attardent sur mes contours et chacun semble me réserver plus de bienveillance qu’à l’ordinaire. Ainsi, j’existe non seulement davantage dans le regard des autres, mais j’existe…différemment. Le traitement de faveur est bien sûr réservé à la création et non à la créatrice, il est donc logique de penser que je me dédouble : l’expérience que j’ai au contact des autres forme un vécu particulier à mon moi maquillé. Par conséquent, je choisis chaque matin si ma journée sera à l’image de mon physique, c’est-à-dire ordinaire, ou si j’incarnerai une autre pour m’attirer des privilèges. »
As-tu lu??
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Deirdre
« Oui, l’apparence est différente, mais à moins d’avoir recours à des techniques de maquillages de films de style effets spéciaux, ça reste toujours la même personne. »
Pas tout à fait, même sans effets spéciaux, les yeux paraissent plus grands, le teint unifié, parfait, Je ne dirais pas différente, je dirais « moi, en mieux ! »
Malheureusement c’est souvent la version « en mieux » qui est attendue, mais c’est à la version « moi tout court » qu’on demande si ça va bien (et pas la formule de politesse) ou à qui on adresse des remarques du genre « t’as une petite mine », l’air fatigué, etc. … bah non, ça c’est le moi sans artifices.
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