Antiféminisme : les réactionnaires contre-attaquent !
Suis-je la seule à avoir envie de dévorer tout ce qui est édité chez Remue-Ménage ? Mon dernier choix en date s’est porté sur un livre de la collection Observatoire de l’Antiféminisme : Les Antiféminismes : Analyse d’un discours réactionnaire (2015). Autant vous dire que je n’ai pas été déçue. L’ouvrage de 170 pages comprend 8 articles (sans compter la très bonne introduction de Diane Lamoureux et Francis Dupuis-Déri), donnant un aperçu critique et diversifié de l’antiféminisme, cette rhétorique réactionnaire renvoyant à la fois à « une idéologie et une conception du monde, un rapport aux autres (les femmes) et une manière de les percevoir, un rapport à soi (en tant qu’homme) et une manière de se définir »… Ci-dessous, quelques éléments-clés relevés au fil de la lecture.
Pas d’antiféminisme sans féminisme
Comme le sexisme et la misogynie, l’antiféminisme relève d’une culture hostile au projet d’autonomie des femmes. C’est toutefois avant tout en réaction au mouvement féministe qu’il émerge : « depuis le début, l’antiféminisme a accompagné toute l’histoire du féminisme, en dénonçant ses excès ou en s’empressant d’en dresser le constat de décès » (p.14). Bien qu’il s’alimente des mêmes lieux communs que le sexisme ordinaire, il vise donc particulièrement les femmes et organismes qui refusent de jouer le jeu du patriarcat, qui revendiquent explicitement leur féminisme et qui s’organisent activement pour lutter. Les principes antiféministes sont largement répandus, de la « tradition sexiste et misogyne de l’humour grand public » (p.58) aux stratégies anti-genre du Vatican, en passant par les femmes elles-mêmes, particulièrement au sein de la droite religieuse et (néo)conservatrice. Aucun milieu ne semble épargné, pas même certains milieux de gauche au sein desquels la solidarité masculin(ist)e n’est jamais bien loin.
L’égalité ? Et puis quoi encore ?
Le mythe de l’égalité déjà-là, c’est un peu le fond de commerce des antiféministes, qui dépensent une énergie folle à faire croire que les féministes seraient allées trop loin dans leurs revendications. Grosso modo, depuis l’obtention du droit de vote, notre combat serait obsolète et donc inutile. Plus encore, « les nouveaux droits des femmes seraient des privilèges » (p.76) porteurs de nouvelles formes de violences et de discriminations, cette fois-ci à l’égard des hommes. Les féministes sont donc dépeintes comme des ennemies de la cohésion sociale, furies destructrices des liens familiaux, responsables de la dévirilisation de la société, de la crise de la masculinité et donc de l’augmentation du taux de suicide chez les hommes, de l’échec scolaire des enfants (et du réchauffement climatique avec ça ?). Comme le souligne Francine Descarries, « aujourd’hui comme hier, l’intention est la même : discréditer le mouvement féministe et lui nuire en lui imputant d’hypothétiques effets pervers : la dictature du féminin, l’embrouillement de la masculinité et les dérives sociales » (p.76).
Face à ce danger civilisationnel de premier ordre, le registre combatif semble s’imposer de lui-même : intimidation, harcèlement, violences allant parfois jusqu’au féminicide. Marc Lépine, auteur du massacre de Polytechnique de 1989 durant lequel il tua 14 femmes, justifia son acte misogyne dans une lettre de la façon suivante : « Les féministes ont toujours eu le don de me faire rager. Elles veulent conserver les avantages des femmes (ex. assurances moins chères, congé de maternité prolongé précédé d’un retrait préventif, etc.) tout en s’accaparant ceux des hommes ». Qu’on vienne ensuite nous dire que c’est le féminisme qui va trop loin…
Diaboliser les dissidentes pour mieux décrédibiliser la lutte
La violence antiféministe prend la forme d’un large continuum et passe donc aussi par les insultes. Perverses, extrémistes, hystériques, dépravées, vicieuses et j’en passe : les féministes hantent l’imaginaire collectif sous la forme de véritables créatures du Chaos. On croirait entendre Pat Robsertson… Mais si, vous savez, cette figure emblématique de la droite américaine chrétienne conservatrice, pour qui « le féminisme encourage les femmes à quitter leur mari, à tuer leurs enfants, à pratiquer la sorcellerie, à détruire le capitalisme et à devenir lesbiennes » (toute ressemblance avec ta to-do list est parfaitement normale). Tout est bon pour contrer le projet d’émancipation des femmes, perçu comme une quête illégitime et dangereuse. Nos opposants ont recours au champ lexical de la dégénérescence, du pathologique pour ridiculiser nos revendications et rendre inaudibles nos discours. Qui prendra au sérieux les excentriques et autres illuminées ? Le procédé n’est pas nouveau, ce que souligne Sidonie Verhaeghe dans son étude de cas historique : « construire Louise Michel en hystérique, en folle, permet de rendre sa parole illégitime, et donc de lui refuser l’accès au politique » (p.26).
Dès lors que « féministe » est une insulte, l’étiquette devient dure à assumer. On a toutes en tête la formule « Je ne suis pas féministe, mais… », éloquente expression de la réticence d’un grand nombre de femmes à être associée au mouvement. Diviser pour mieux régner : d’un côté la bonne féminité (incarnation de l’éternel féminin), de l’autre les féministes mal baisées, misandres et décidément très laides. Opposer les féministes aux « vraies » femmes permet de diaboliser les premières pour mieux raisonner les secondes.
Le statu quo naturaliste face au mouvement féministe
Si la lutte féministe ne fait pas l’unanimité et suscite autant de haine, c’est que certains y voient, à raison, la source de leur « crainte de voir disparaître des espaces, des prérogatives et des privilèges » (p.83). L’antiféminisme reproche aux féministes de poursuivre un projet « contre-nature » en empiétant sur le territoire masculin, à savoir l’espace public et l’indépendance qui lui est associée. Le discours qui nous est servi est intrinsèquement conservateur puisqu’il consiste en une « défense de l’ordre social sexué, autour de l’institution du mariage et de la maternité » (p.29). Il s’agit de remettre les femmes à leur place naturelle dans l’ordre du monde, de placer hors d’atteinte les institutions et valeurs traditionnelles : famille, nation, différence et hiérarchie des sexes, hétérosexualité, pouvoir et contrôle masculins. Diane Lamoureux, dans La matrice hétérosexuelle de l’antiféminisme (p.91) montre ainsi en quoi la rhétorique antiféministe est inséparable de l’idéologie de la différence des sexes (et donc de leur complémentarité), de l’hétérosexualité obligatoire, de la construction de la femme-mère-au-foyer. D’où des liens étroits entre antiféminisme et homophobie.
Un constat s’impose au fil de la lecture : malgré ses formes variées, la rhétorique antiféministe est plutôt figée dans son contenu. Les mêmes peurs, mythes, stéréotypes et archétypes du féminin sont mobilisés ; c’est toujours « la même vieille rengaine naturaliste de la différence des sexes qui nous est fredonnée » (p. 92). Cette incapacité à penser au-delà des structures traditionnelles est magnifiquement illustrée par mon coup de coeur de l’ouvrage, le texte de Sara Garbagnoli. Excellente analyse de la riposte organisée du Vatican contre la « théorie du genre », il porte en exergue cet extrait de Penser le genre de Christine Delphy :
« Sans le système de genre
il n’y a plus ni de haut ni de bas,
ni de soleil ni de lune, ni de jour ni de nuit,
ni d’oiseaux ni de fleurs (ni bien entendu d’amour),
l’humanité elle-même est en péril. »
Cette peur que le projet d’égalité des féministes mène à une indifférenciation sexuelle totalitaire semble résulter d’un cruel manque d’imagination politique. Les antiféministes sont « des hommes et des femmes qui ne parviennent pas à se délester d’une interprétation naturaliste du féminin et du masculin, à penser l’égalité autrement que dans la complémentarité, et qui n’arrivent pas à se projeter dans une société où les rapports de sexe, le genre n’existerait plus en tant que marqueur social des rapports de pouvoir » (p.83). De cette peur de l’inconnu et de l’instabilité suscitée par l’effondrement palpable des structures traditionnelles émergent de doux mythes naturalistes par lesquels chacun-e est assigné-e à une place et une fonction dans l’ordre du monde.
« Comment stratégiquement contrer l’antiféminisme en tant qu’expression sociopolitique du sexisme et de la misogynie ? » (p.89) Comment « déconstruire les vecteurs sur lesquels s’organise sa transmission » (p.82) ? Sans donner de réponses à ces questions, Les Antiféminismes : Analyse d’un discours réactionnaire rassemble des regards lucides sur ceux qui bénéficient de l’inégalité des sexes, qui ont tout intérêt à l’entretenir et qui pour cela n’hésitent pas s’organiser face aux individus et collectifs qui leur tiennent tête. Ça mérite bien un titre en plus sur votre liste de livres à lire !
Pour poursuivre sur ce thème :
- une très bonne brochure sur le masculinisme
- un article de Francis Depuis-Déri sur l’antiféminisme d’Etat
Lobo
« Les féministes sont donc dépeintes comme des ennemies de la cohésion sociale, furies destructrices des liens familiaux, responsables de la dévirilisation de la société, de la crise de la masculinité et donc de l’augmentation du taux de suicide chez les hommes, de l’échec scolaire des enfants (et du réchauffement climatique avec ça ?). […] « le féminisme encourage les femmes à quitter leur mari, à tuer leurs enfants, à pratiquer la sorcellerie, à détruire le capitalisme et à devenir lesbiennes » »
Je n’ai pas bien compris le poids que tu donnes à ces accusations : presque toutes peuvent être associées à une part plus ou moins grande du mouvement féministe. Certaines sont des revendications explicites (détruire le capitalisme, devenir lesbiennes) et d’autres sont des effets secondaires qu’assument les féministes (crise de la masculinité, séparation d’avec les maris), on peut donc penser que les craintes des « anti-féministes » sont justifiées si ce sont des institutions qui comptent véritablement pour elles/eux, non ?
Les anti-féministes iront toujours chercher les féministes qui ont les revendications les plus effrayantes, à quel point est-ce que tu crois qu’il serait souhaitable que le mouvement féministe se responsabilise vis-à-vis de ces destructions annoncées (assumer vs. dissimuler les projets et les conséquences de ces projets) ?
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