Ne me tranchez pas la tête

Je suis coupable.

 

J’ai tué le petit garçon en moi, je l’ai électrocuté, démembré, enterré six pieds sous terre. Je n’étais plus capable de penser à lui avec sa moustache molle, ses cheveux courts et son cauchemar de devenir un homme. Ce petit garçon, ce n’était pas moi, ou plutôt, il ne voulait rien savoir de moi. Il marchait à côté de moi en joie. C’est l’histoire d’une ombre plus réelle que la lumière. Un être monstrueux qui n’était ni un homme, ni une femme, mais qui était. Voici l’histoire de mon procès.

 

Tout a commencé quand le médecin a dit à ma mère : « Félicitations, c’est un garçon ». En prononçant ces mots, je suis devenu ce garçon aux yeux de ma mère, de mon père, du monde entier et de moi-même. Avant ces mots, je n’étais rien, un corps diffus, un amas de chair en attente de classification. C’est le langage qui m’a créé. Je n’y suis pour rien. C’était un accident. Je vous le jure.

 

Je suis coupable, mais je plaide la légitime défense. Qui m’entendra? C’est la faute du langage. Il décide de tout à ma place, me laisse si peu de libertés. Enfant, il glissait des couteaux dans mon berceau. Je ne savais ni lire ni écrire, mais il était là, paralysant mon sommeil et mes pensées. Le monstre sous le lit, c’était lui. En grandissant, le masculin me dirigeait, modulait mes pensées, mon point de vue sur le monde, mon rapport au social. Pas d’échappatoire possible, j’existais à l’intérieur de ses déclinaisons. Comment faire autrement quand on ne connait rien d’autre? Je suis une erreur de grammaire, un péril mortel pour la langue française.

 

Interlude: après la bombe atomique, l’écriture inclusive. Nous sommes en 2050. Tous les Académicien-ne-s sont morts. La littérature n’existe plus. On vous l’avait dit.

 

J’aime écrire à la main. Chaque lettre s’inscrit sur la page et traverse mon corps. Mon identité sexuée fait le chemin inverse, se mêle à la fragilité de l’encre et me construit. Pas d’écran entre l’écriture et mes yeux, que des arbres transformés. Je ne peux pas exister en tant qu’être humain si je n’existe pas dans le langage en même temps. Je me sens parfois comme un point indicible, un·e imposteur·e, un glissement. Par chance, j’ai survécu à la douleur, mais je reste fragile comme une gomme à effacer au bout d’un crayon.

 

Ce point indicible, c’est ma singularité qui essaie d’exister à l’intérieur du langage, mais qui est condamnée à échouer. C’est le lion enragé d’Ainsi parlait Zarathoustra qui s’oppose aux valeurs dominantes de la société, qui milite contre les normes oppressantes, mais qui n’arrive jamais à cette étape ultime de l’enfant qui invente un monde neuf, universel, ne partant de rien. Peut-on seulement s’extraire du politique? Je ne pense pas.

 

PRIS.E entre mon désir d’être authentique, fidèle au langage qui m’est propre et le besoin de rejoindre les autres, je ne sais plus où aller. Comment tisser des liens quand ma singularité m’isole et me libère à la fois? Comme Sylvia Plath, j’essaie de sur-vivre aux pertes du monde et à la disparition de mon enfant-garçon intérieur. Ces nœuds identitaires traversent mon écriture comme des ondes successives, des électrochocs. C’est encore le langage qui m’attache, me livre à la fissure de la fiction. Dans ce gouffre, j’essaie de rire, mais je m’étouffe avec mes mains.

 

Ce rire angoissé, je le partage avec la Méduse. Une Méduse implorante qui dirait : « Rangez vos épées, ne me coupez pas la tête. Regardez-moi. Vous serez transformé-e-s et je le serai aussi. » C’est ce qu’implique un vrai dialogue, une langue vivante et dangereuse. Une langue dans une toile d’araignée qui brille au Soleil. Les mots immobiles sont ces mouches décapitées sur le bord de la fenêtre.

 

La tristesse de toute existence n’est-elle pas d’être toujours appropriée, impuissante et aveugle au monde? J’ouvre la bouche et me transforme en pierres qui rebondissent sur l’eau. Je suis cette graine indicible prise entre les dents comme un étranger, une inquiétante étrangeté. Le petit garçon est mort, mais il rode toujours dans mes souvenirs, dans la mémoire d’un temps disparu. Je le vois venir en bicyclette avec une robe à petits pois. Il joue aux soldats avec le rouge à lèvres de maman. Embrasse une fille, un garçon, une fourmi. Pense qu’il est condamné à souffrir éternellement. Je voudrais lui tendre la main et recoller ses morceaux avec du papier collant.

 

Je suis coupable d’être une personne trans non-binaire. Me pardonnerez-vous?

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